L’Ingénierie Culturelle

L’Ingénierie Culturelle : Une Approche Globale pour un Développement Humain et une Coopération Internationale Souhaitables

Introduction

Depuis plus de 30 ans, j’évolue dans un milieu professionnel dont je m’aperçois, en prenant un peu de distance, n’avoir pu sonder qu’une infime partie. Pourtant, mes expériences, que ce soit dans l’organisation d’évènements, la formation professionnelle, la production d’artistes, la structuration des organisations culturelles et créatives, l’innovation sociale et la diplomatie culturelle et d’influence, sont assez diverses et devraient me donner la satisfaction d’une certaine complétude. C’est au contraire le sentiment de la multitude encore à découvrir qui continue de m’habiter.

J’ai d’ailleurs eu la chance de collaborer de près avec des professionnels de très grande qualité, d’excellents spécialistes de leur domaine, des “presque sages” selon la définition que chacun voudra donner au mot. Et au cours de ce “grand banquet culturel” qui dure depuis 30 années, j’ai pu pratiquer une forme de maïeutique auprès de tous ces experts qui m’ont enrichi de leur diversité et ont partagé leurs connaissances. J’avoue avoir une forme de boulimie en la matière, mais surtout je suis resté marqué par cette insatisfaction, comme si la boucle n’était pas bouclée. Et dans ces temps d’échanges d’idées et d’action, nombre de ces personnalités a montré sa difficulté à dépasser sa théorie, sa pratique et ses propres frontières. La culture est vaste et pourtant chacun a du mal à s’y projeter pleinement. Je me suis toutefois toujours senti à mon aise, et ai pris plaisir à relier ces expertises, à en corréler causes et effets tout en poursuivant mes recherches personnelles et extra-culturelles (en développement durable, innovation, politique…).

Si je commençais à pratiquer le concept d’ingénierie culturelle (il me fut d’une grande aide pour comprendre et accompagner la diversité des organisations côtoyées lorsque j’étais directeur de l’AGEC ), ses contours et leviers potentiels se sont franchement imposés à moi lors de mes quatre années passées en tant qu’Attaché de coopération culturelle, audiovisuelle et linguistique à Singapour. Comme si le fait d’évoluer dans un nouveau milieu (celui de la diplomatie, somme toute très différent de ce que je connaissais) et la distance physique m’avaient aidé à développer une vision globale de notre filière, et à en comprendre les rouages systémiques. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : appréhender la culture dans sa complexité, non pas seulement en tant qu’expert disciplinaire mais bien comme un médiateur de confiance et fédérateur de compétences croisées.

J’ai ainsi pu apprécier la singularité de l‘ingénierie culturelle française, cette expertise qui s’attache avant tout au système et à la méthode, et expérimenter en quoi sa projection à l‘étranger était essentielle : accompagner l’évolution des politiques culturelles d’un ministère autour des enjeux de la structuration et de la coopération (“leadership”) des organisations, transférer un modèle de résidence d’écrivain pérenne, concevoir une plateforme des arts numériques comme fondement de la ville créative, partager des compétences de haut niveau sur la préservation du patrimoine dans un cadre de développement durable, proposer une stratégie de développement d’une filière BD comme levier de créativité pour l’ensemble du secteur culturel, etc… Dans tous ces exemples, il s’agissait de comprendre, de maîtriser et de mettre en cohérence la conception, les fonctionnements et les processus à l’oeuvre autour de ces formes et objets culturels, toujours de manière stratégique.

Dans un second temps, pendant un séjour d’exploration professionnelle au Canada, il m’a fallu développer un argumentaire pour expliquer l‘ingénierie culturelle aux institutions et opérateurs rencontrés, non plus dans ses processus “d’exportation”, mais plutôt en ce qu’elle était un levier de montée en compétences, pour accompagner les mutations nécessaires, tant politiques qu’opérationnelles. Ceci est venu parfaire ma vision du concept.

Cependant, celui-ci est relativement récent et n’a pas encore été théorisé afin de permettre à chacun d’en saisir la multitude d’entrées possibles. Pourtant l’expertise culturelle portée par la France est unique au monde. Notre ingénierie en la matière représente une combinaison complexe de politiques publiques, de droits, de modes et processus d’organisation, d’équipements, de facteurs d’éducation, d’entreprises (publiques et privées), de technologies, de valeurs patrimoniales, de contenus créatifs… Elle revêt des enjeux importants, pour accompagner de manière structurelle l’ensemble de la filière créative française, mais aussi en faveur du développement de nos pays partenaires.

Cette étude réalisée en 2018 a ainsi eu pour quadruple objectif de définir le concept d’ingénierie culturelle ; d’exposer les perspectives et enjeux généraux ; de détailler les méthodes et processus à l’oeuvre ; de proposer des opérations de transferts à l’international mobilisant les ressorts politiques, stratégiques et techniques, de l‘ingénierie culturelle.

Le sujet est aussi vaste que le champ de la culture est complexe. Nous n’aurons donc pas la prétention d’en faire le tour, mais plutôt de poser les bases d’une réflexion à partager, et de donner de nouvelles clés tant conceptuelles qu’opérationnelles pour penser les mutations en cours et à venir.

Perpsectives

Les aspects socio-politiques, environnementaux, techniques, économiques et financiers de la culture, associés à la combinaison d’immatériels au sein de contextes et d’organisations variés en interactions, sont les marqueurs de la complexité des écosystèmes culturels et créatifs.

Ainsi, afin de comprendre, maîtriser et mettre en cohérence la conception, les fonctionnements et les processus à l’oeuvre, l’ingénierie culturelle mobilise des méthodes et des outils intégrés pour privilégier une approche globale et permettre une vision stratégique et prospective de la culture. Sa dynamique se fonde sur un équilibre permanent entre les éléments techniques et méthodologiques et les questions d’intérêt général.

L’ingénierie culturelle assemble une multitude de compétences “métiers” et anime des communautés d’expertises, en veillant à la cohérence de l’ensemble, en médiatrice de confiance et fédératrice de savoir-faire. Par la mobilisation d’initiatives privées aux-côtés des forces publiques et en définissant les stratégies et les politiques qui viendront anticiper de nouvelles transformations sociétales, l’ingénierie culturelle porte une logique de décloisonnement vis-à-vis d’autres champs de l’action publique et opérationnels. Elle incarne une vision universaliste de la culture et représente un levier en faveur d’une société de la connaissance humaniste et émancipatrice, qui prend en compte l’impact crucial de la création et de la diffusion des connaissances sur le développement économique et structurel.

Face à des économies de la redistribution et de la solidarité attaquées, l’ingénierie culturelle s’inscrit dans les cadres de l’économie sociale et solidaire, pour favoriser la logique de mises en commun, d’hybridations, de transversalités, qui fomentent les innovations culturelles, sociales et économiques et dessinent une “troisième voie”, ouverte et étayée par le socle des droits culturels et d’un développement humain durable. 

Au sein d’un monde complexe, la valeur dépend de la nature et de la qualité des interactions entre les parties qui représentent les synergies. Le secteur culturel et créatif est ainsi le lieu privilégié d’invention permanente du récit commun de l’humanité, servant à la fois de ferment pour sa propre cohésion et pour la transformation de l’ensemble de la société. L’ingénierie culturelle a en responsabilité de porter cette ambition, de la formaliser et de mobiliser l’ensemble des composants structurels, socio-économiques, éthiques et politiques en cohérence globale. Sa définition simplifiée (telle qu’appelée par certains répondants à l’enquête) serait une expertise systémique qui permet d’appréhender de manière globale les enjeux culturels et créatifs, de les structurer et d’y répondre à la fois en termes politiques, stratégiques et techniques. L’ingénierie culturelle favorise les coopérations et est le ferment d’une société de la connaissance émancipatrice.

Dans cette approche systémique – où le système existant défend sa propre stabilité – il importe de créer un point de bascule pour évoluer vers un autre monde où la logique des “co” (concertation, collaboration, coopération, co-développement…), rencontre la logique des “trans / inter” (transdiciplinarité, transversalité, interdépendance, interculturalité,…). « La sélection des meilleures stratégies doit être intentionnelle, car nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre que la sélection naturelle agisse, et il n’y a pas de processus de sélection de planète qui favorise les meilleures organisations à l’échelle planétaire. »  L’ingénierie culturelle nous offre ainsi les cadres idéologiques et les ressorts méthodologiques pour faire des choix essentiels et incarner un changement de paradigme.

En effet, alors que l’humanité connaît un très haut niveau de technicité, jamais égalé dans l’Histoire, comment pourrions-nous rester engoncés au sein d’anciens systèmes ? 

Le concept de l‘ingénierie culture oblige chacun – politiques, institutions, représentants de la société civile, artistes – à sortir de sa zone de confort pour ré-inventer ses objectifs, sa gouvernance, sa stratégie, ses politiques, son éthique, ses fonctionnements et sa vision du monde. Il leur appartient également d’entrer dans des processus de concertation et de co-construction pour retrouver un sens commun. En intégrant les objectifs de développement durable (étendus à une perspective plus adaptée de Transition Ecologique), l’approche systémique et globale de l‘ingénierie cultuelle permet une meilleure compréhension des enjeux et des processus, pour faire émerger un nouveau modèle de développement et de coopération intersectorielle comme internationale.

A l’heure où tout nous est présenté comme disruptif, où 70% des métiers de 2030 ne seraient pas inventés, où le néolibéralisme résonne encore des échos mortifères de la crise financière de 2008 et où son unique modèle – carboné – brûle le reste de notre planète, où les tensions et incompréhensions inter-culturelles poussent extrémismes et populismes au conflit, où chaque être humain respire dans l’incertitude de son futur et de celui de son voisin, la Culture n’a plus le droit de se penser en corporatismes ou en cercles fermés, mais doit se ré-affirmer comme la colonne vertébrale de ce qui fait notre humanité. Pour cela, elle dispose d’atouts fondamentaux et essentiels que son ingénierie peut étudier, analyser et mettre en oeuvre de manière stratégique et méthodologique au profit d’une mission globale et universelle.

Alexandre COL