Afin de comprendre, maîtriser et mettre en cohérence la conception, les fonctionnements et les processus à l’oeuvre autour des formes et des objets culturels, il est nécessaire au préalable de considérer le concept de complexité.

Edgar MORIN nous donne les éléments d’analyse suivants : « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot “complexus”, “ce qui est tissé ensemble”. Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème [de réforme de pensée] c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le “re”, c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse. La connaissance doit avoir aujourd’hui des instruments, des concepts fondamentaux qui permettront de relier. » 

Complexité et ingénierie

a. Les systèmes complexes
« Un "système complexe" comprend de nombreuses composantes interactives menant à plusieurs niveaux de structure et d'organisation collectives. Les exemples comprennent des systèmes naturels allant des biomolécules et des cellules vivantes aux systèmes sociaux humains et à l'écosphère, ainsi que des systèmes artificiels sophistiqués tels que l'Internet, le réseau électrique ou tout autre système logiciel distribué à grande échelle. C'est un défi majeur pour notre société de mieux comprendre, adapter, concevoir et contrôler de tels systèmes. » La filière culturelle et créative présente effectivement une base de composantes interactives et différents niveaux de structure et d’organisation collectives qui fondent sa complexité, ce qui nous impose d'en analyser les ressorts.

Ainsi, il semble aujourd’hui essentiel de sortir des schémas classiques thématiques, disciplinaires ou encore corporatistes dans la culture, pour privilégier une pensée globale et une approche systémique, qui consistent « à relier les disciplines, à penser l’homme dans l’immensité de l’univers et dans sa complexité propre ». Edgar MORIN explique que « la pensée complexe est une pensée qui relie, d’une part en contextualisant, c’est-à-dire en reliant au contexte, d’autre part en essayant de comprendre ce qu’est un système. (…) La pensée complexe met en lumière ce qui est aujourd’hui signifié par ce mot étrange : l’émergence. L’émergence, c’est la survenue, quand il y a un tout organisé, de qualités qui n’existent pas dans les parties prises isolément. Pour pouvoir penser la globalité de la société, il est nécessaire de voir cette relation entre les parties et le tout, trait précisément de complexité ». La culture peut-être ce lieu d’émergence et porte en elle cette capacité latente de liaison entre le tout et les parties de la société.

Selon PROBST et ULRICH , dans tous les domaines de notre société émerge progressivement une nouvelle manière de penser. Chacun réalise que face à la complexité de l'environnement, les approches classiques ne suffisent plus : « seule une pensée globale, intégrative, partant d'une vision élargie qui saisit les interactions entre divers phénomènes, permet de comprendre véritablement le monde qui nous entoure ». A la vision du spécialiste, focalisée sur un domaine étroit, succède celle du généraliste, capable de prendre en compte une multitude de facteurs interagissants, pour élaborer et planifier des stratégies et trouver les solutions pour atteindre les objectifs.

La préoccupation de l'approche globale de la complexité est donc centrée sur le sens des évolutions souhaitées, sur l'importance du système réellement à considérer (c'est-à-dire des acteurs à prendre en compte) et enfin sur l’importance de l'accompagnement des organisations dans les transformations qu'elles doivent subir ou anticiper.

Dans cette perspective, on peut s’interroger sur qui est en mesure de porter une telle démarche au service de la culture.

b. L’ingénieur et le génie humain
Le Larousse définit l'ingénierie comme « l'étude d'un projet industriel sous tous ses aspects (techniques, économiques, financiers, monétaires et sociaux) et qui nécessite un travail de synthèse coordonnant les travaux de plusieurs équipes de spécialistes ». Le Dictionnaire a une définition moins restrictive : « ensemble des aspects technologiques, économiques, financiers et humains relatifs à l’étude et à la réalisation d’un projet, qu’il soit industriel, scientifique ou de société ».

L’ingénieur, quant à lui est la « personne que ses connaissances rendent apte à occuper des fonctions scientifiques ou techniques actives en vue de : - prévoir - créer - organiser - diriger - contrôler les travaux qui en découlent, - ainsi qu'à y tenir un rôle de cadre »

La Commission des Titres d’Ingénieur (CTI) propose la définition suivante du métier d’ingénieur  : celui-ci « consiste à poser, étudier et résoudre de manière performante et innovante des problèmes souvent complexes de création, de conception, de réalisation, de mise en œuvre et de contrôle de produits, de systèmes ou de services - éventuellement leur financement et leur commercialisation - au sein d’une organisation compétitive ». L’ensemble de ces paramètres correspond pleinement aux enjeux et réalités structurelles et opérationnelles que doivent relever les acteurs culturels. Poser la question de la performance ne va en revanche pas de soi, mais impose un niveau de technicité élevé.

La CTI complète :
« Il intègre les préoccupations de protection de l’homme, de la vie et de l’environnement, et plus généralement du bien-être collectif ». Les enjeux sociétaux et de vivre-ensemble correspondent bien à ceux de la culture.
« L’activité de l’ingénieur mobilise ainsi des ressources humaines et des moyens techniques et financiers. Elle contribue à la création, au développement, à la compétitivité et à la pérennité des entreprises et des organisations, dans un cadre international ». Les éléments d’organisation liés aux pratiques des institutions et des opérateurs culturels sont similairement mobilisables. Le volet international doit nous interroger. « Elle reçoit une sanction économique et sociétale. Elle s’exerce dans les secteurs publics, associatifs et privés, dans l’industrie et les services, (le bâtiment et les travaux publics ainsi que dans l’agroalimentaire au sens large) ». La filière culturelle et créative se situe dans cet équilibre entre quête du sens et réalités économiques et prend forme à la croisée des secteurs publics, associatifs et privés. Cette activité d’ingénieur s’inscrit donc pleinement dans les logiques et les champs culturels.

Fondée en 1794 et renforcée sous Napoléon à travers les politiques de grands travaux des ponts et chaussées (relatifs à la structuration du pays et afin de favoriser la circulation et les flux - qui représentent des points communs avec les nécessités du secteur culturel), l’Ecole d’ingénieur polytechnique « est destinée à donner à ses élèves une haute culture scientifique et à former des hommes aptes à devenir, après spécialisation, des cadres supérieurs de la nation et, plus spécialement, des corps de l'État, civils et militaires, et des services publics » . La fonction d’ingénierie est ainsi clairement légitimée au sein des corps politiques et décisionnaires.

Ces éléments de qualification et d’appréciation des qualités de l’ingénieur, tant dans ses périmètres d’interventions que par la nature de sa démarche, répondent ainsi à l'exigence de développement d’une pensée globale et d’une approche systémique, nécessaires tant à la compréhension du secteur créatif, qu’à la conception de politiques dédiées et à la mise en oeuvre de projets culturels de société.
A l’ère numérique, la connaissance est une richesse essentielle à cultiver. Au-delà des développements techniques des flux d’information et des réseaux, le savoir, l’expertise, la créativité, l’innovation et la connaissance priment et sont constitutifs d'une société nouvelle.

Roger SUE démontre ainsi que c’est par l'immatériel que nos sociétés vont se développer économiquement et socialement. Non simplement par la connaissance de soi, mais par une transformation générale de notre rapport au monde et à notre environnement. « Cette société de la connaissance, c'est d'abord la production de la personne, la production de soi, et l'assemblage de nos individualités sensibles et créatrices. Chaque personne est singulière, chaque créativité apporte à la société. L'économie n'est plus fondée sur le travail reproductif comme dans les sociétés industrielles, mais sur la capacité de chaque individu à réaliser et à se réaliser. »

Il ne s'agit pas d’envisager une société artificielle, dont le centre serait exclusivement lié à des mécaniques numériques, mais bien de repenser de manière plus globale la motivation profonde de l’homme et ce qui le relie aux autres au sein des communautés humaines. Il importe ainsi d'interroger les valeurs et un modèle de société, dans une perspective humaniste.

Le savoir ne se transmet alors plus le long d'une ligne hiérarchique, mais doit être capable de créativité, d'imagination, de relations. Ce qui fait dire dire à Roger SUE que « la plus-value devient culturelle, immatérielle, alors qu'elle était exclusivement matérielle. De même, la connaissance n'est plus exclusivement scientifique mais également émotionnelle, sensible, artistique. C'est la multiplicité qui fonde la société, et non l'ordre par le haut ou un savoir absolu ».

Cette société de la connaissance a d’ailleurs été inscrite dans la stratégie arrêtée au Conseil Européen de Lisbonne en 2000 et désignait un axe majeur de la politique économique et de développement de l'Union européenne.

Dans une étude menée dans 15 pays en 2016 , le World Economic Forum a identifié les compétences indispensables au XXIe siècle. Aux fondamentaux : littérature et langage, mathématiques, sciences physiques et naturelles, culture informatique, économie, et droits civiques ("hard skills"), s’ajoutent les compétences sociales et émotionnelles. Parmi ces "soft skills" ou compétences comportementales, le management de problèmes complexes a été cité comme qualité première indispensable, suivi par la pensée critique, la créativité et la collaboration. D’autres compétences sont également citées, comme la gestion des équipes, la coordination, l’intelligence émotionnelle, le jugement et la prise de décision.

Dans cette vision de la société de la connaissance - centrée sur l‘humain - les savoirs sont disponibles partout et nul n’est besoin de les mémoriser à outrance : ce qui est important, c’est d’apprendre à chercher, sélectionner, trier, évaluer et organiser l’information. Il faut aussi apprendre à collaborer, communiquer, résoudre des problèmes, et penser de façon créative.

En outre, la société de la connaissance prend en compte l’impact crucial de la création et de la diffusion des connaissances sur le développement économique et structurel, par l'intermédiaire de l'intelligence collective et de l‘intelligence économique , dans les organisations et sur les territoires.

Ce modèle de société est intimement relié à la culture. Leurs perspectives et leurs ressorts sont inter-corrélés et il importe d’affirmer la place singulière et légitime que porte celle-ci pour dessiner et construire cette société de la connaissance humaniste.