Vision stratégique et politique

Benjamin DEMOL, définit la politique en tant « qu’action qu’un détenteur de pouvoir inscrit dans un ensemble visant à un idéal généralisé, une vision du monde, formant une société et lui permettant survivre » ; « ce qui forme et garde solidaire une société » . En ce qui concerne le champ des politiques publiques - qui devraient s’inscrire dans cette vision - l’Observatoire des Politiques Culturelles (OPC) note que « politique culturelle et changement ne font pas forcément bon ménage. Depuis 50 ans, l'empilement de nouvelles rubriques d’intervention culturelle s’est fait sans nécessairement beaucoup transformer l’existant. Dit autrement, il y a un impensé du changement dans les politiques culturelles dont l’évolution a emprunté une voie principalement cumulative. Or nous sommes depuis plusieurs années dans une situation de saturation qui nous pousse à fonctionner différemment » . La notion d’écosystème peut s’avérer utile pour reconsidérer l’existant : l'écosystème culturel est en effet un réseau d'échange permettant le maintien et le développement de la vie culturelle, dont les différents acteurs ne sont pas isolés dans un univers cloisonné, mais en interaction permanente, se nourrissant mutuellement. Dans ce système, la naissance et la croissance des initiatives et des projets, leurs moyens tant matériels qu’économiques se conçoivent dans une logique verticale. Objet et territoire communs aident à penser l'ensemble du tissu culturel avec un niveau d’importance similaire, chacun étant nécessaire à l’autre, en "écologie". Dans Libération du 17 juillet 2018, la Ministre de la Culture Françoise NYSSEN ouvre pourtant une tribune intitulée « Réaffirmons la place des arts et de la culture dans notre projet de société ». Elle y défend les valeurs de diversité de la scène artistique, d’indépendance vis à vis des « seules puissances de l’argent », d’équité, de liberté, tout en insistant sur la fragilité de la culture et les moyens nécessaires à son soutien. Elle met en avant le réseau labellisé et l’ensemble des artistes et opérateurs assurant de « véritables missions de service public », comme autant « d'acteurs de la transformation de notre pays », aptes à relever les « défis économiques, sociaux, politiques qui traversent notre pays et qui font pression sur notre modèle culturel ». L’ensemble de ces éléments constituent l’écosystème culturel et créatif à considérer. « Nous ne pouvons pas être seuls à porter ces ambitions. Au sein de l’Etat, tous les ministères ont vocation à s’engager : j’aspire à une action et une parole interministérielles fortes. La culture n’est pas un domaine réservé, c’est une responsabilité partagée. Nous ne pourrons rien, par ailleurs, sans les collectivités territoriales, qui sont les premiers financeurs publics de la culture en France. (…) Le temps de l’Etat jacobin et donneur de leçon est révolu. J’appelle aujourd’hui toutes les forces vives de notre pays à se mobiliser à nos côtés, pour réaffirmer la place des arts et de la culture dans notre projet de société ». Il s’agit donc pour La Ministre de développer une vision stratégique partagée de la culture, pour relever les défis contemporains et répondre à la nécessaire transformation de la société. Cette position est légitimée dans les cadres de co-construction des politiques et de l'action publiques. Habitée par l‘intérêt général et le bien commun, la filière créative se révèle un vecteur et un pivot essentiel pour le développement global de la société de la connaissance. Ainsi, dans son discours pour le 52e Midem en juin 2018, Michel MAGNIER déclare que « La culture est de retour à l’agenda de l’Union Européenne. (…) Cela dans le but de renforcer l’identité européenne, dans un monde incertain. La culture n’est pas un supplément d’âme mais une nécessité ». Il ajoute que « cet agenda constitue une stratégie culturelle ambitieuse pour l’Union européenne et le programme Europe Créative sera reconduit pour sept ans, avec un budget en hausse de 27% » . A une autre échelle, le Rapport mondial 2018 de l'UNESCO s’intitule Re-penser les politiques culturelles. La créativité au cœur du développement . Celui-ci analyse l’impact des politiques et mesures les plus récentes prises à travers le monde, pour mettre en œuvre la Convention 2005 de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, aujourd’hui ratifiée par 145 Etats ainsi que l’Union européenne. Plus précisément, il suit les progrès accomplis dans la réalisation des quatre objectifs principaux de la Convention : soutenir des systèmes de gouvernance durables de la culture ; parvenir à un échange équilibré de biens et services culturels et accroître la mobilité des artistes et des professionnels de la culture ; intégrer la culture dans les cadres de développement durable ; promouvoir les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Le Rapport examine « comment la Convention de 2005 a inspiré des changements politiques aux niveaux mondial et national dans dix domaines clés de l’action politique et rassemble un ensemble de données nouvelles pour éclairer l'élaboration des politiques culturelles et placer la créativité au cœur du développement ». Dans l’environnement numérique, la chaîne de valeur culturelle évolue : sa configuration linéaire d'origine se transforme en un vaste réseau et il n’y a que peu de pays qui possèdent une stratégie leur permettant de faire face à cette transformation. D’après le rapport, « il est donc urgent d'établir une nouvelle forme de relation entre le secteur public, les entreprises privées et la société civile, basée sur l'interactivité, la collaboration et la co-construction de cadres politiques ». Ces différents exemples démontrent l’approche globale en écosystèmes interdépendants qui se doit de prévaloir au sein des environnements créatifs. Plus largement, c’est une vision universaliste de la culture qu'il faut adopter, et la logique de décloisonnement des politiques publiques, s’appuyant sur une porosité entre la culture et les autres champs de l’action publique (éducation, environnement, économie, territoires, sécurité, justice, santé, etc…), est devenue nécessaire. Apparait ainsi une nécessité impérieuse - sous peine de démantèlement - de s’ouvrir à la recherche, à des approches trans-disciplinaires, à son environnement… On est en effet loin d'une culture réduite à l’excellence des arts et lettres, et bien dans "la mise en oeuvre stratégique des écosystèmes culturels sous leurs aspects socio-politiques, environnementaux, techniques, économiques et financiers", telle que nous définissons l‘ingénierie culturelle. Dans cette logique de mise en relation globale, la recherche de sens commun pour faire société devient essentielle. Pierre DARDOT et Christian LAVAL ont ainsi passé en revue les nouveaux mouvements alternatifs, qu’ils soient écologistes, participatifs ou altermondialistes, fondés sur la notion de biens communs et qui ont pour ambition de proposer une alternative politique au néolibéralisme, en s’appuyant sur la notion de "communs". Ceux-ci n’étant pas considérés comme des biens qui appartiendrait а tous, mais « comme un principe d’organisation qui découle d’une activité commune, celle des membres de la société ». L’ouvrage se termine sur un certain nombre de propositions politiques dont la numéro 8 s’intitule : « Il faut instituer les communs mondiaux ». Parmi ceux-ci, quelle pourrait être la place du référentiel lié aux droits culturels ?
Les droits culturels, consacrés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) dès 1948 et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc) de 1966, sont une composante essentielle de tout projet de société démocratique. Ils ont néanmoins longtemps souffert d’une certaine marginalisation. Cependant, ces dernières années, particulièrement depuis la Déclaration universelle sur la diversité culturelle  de 2001, le référentiel des droits culturels est revenu dans la discussion publique et, en France notamment, l’adoption des lois NOTRe  et LCAP  ouvre une nouvelle perspective pour les droits culturels. Berceau de la société de la connaissance, le XXIe siècle apparaît de plus en plus comme le siècle d’une reconnaissance progressive de la culture en tant que facteur de durabilité. S’inscrivant dans la droite ligne du concept de développement durable, l’Agenda 21 de la culture  propose ainsi d’ajouter aux trois piliers définis (environnement, économie, social) un quatrième pilier - la culture - comme élément fondamental du modèle de développement.  L'enjeu culturel est l’objet d'un grand nombre de rapports, de déclarations et d’engagements d’institutions internationales, de gouvernements nationaux et locaux. Ces textes normatifs et fondateurs des droits culturels ont permis d’éclaircir leur définition et leurs objectifs. Fondés sur la reconnaissance de la personne humaine et de sa liberté culturelle, ils prolongent ainsi, sur le terrain de la culture, les principes de développement des droits humains inscrits dans la DUDH. Ainsi, « aucun développement ne pourra être défini comme "durable" sans prendre en compte l’importance centrale des facteurs culturels. Le développement humain sera effectif s’il considère explicitement la culture et des facteurs culturels tels que la mémoire, la créativité, la diversité et le savoir. »  > a. Origines et contenus des droits culturels  Les droits culturels ont pour origine la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) en 1948, et les articles 13 et 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Pidesc) en 1966. En 2001, la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle (Article 5), puis en 2009 l’Observation 21 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU (Introduction et principes de base) affirment que les droits culturels sont partie intégrante des droits de l’homme et, au même titre que les autres droits, sont universels, indissociables et interdépendants. Ils rappellent également le droit de chacun de participer à la vie culturelle  tel qu’énoncé dans la DUDH et le Pidesc. Comme l’explique Patrice MEYER-BISCH « les droits culturels sont des droits de l’homme à part entière qui désignent le droit à l’éducation et le droit de participer à la vie culturelle. Ils sont actuellement un enjeu majeur et incontournable de la paix sociale reposant à la fois sur le respect de la diversité culturelle et des valeurs universelles » . Les droits culturels sont ainsi à l'égal des autres droits de l'homme une expression et une exigence de la dignité humaine. Droits fondamentaux, ils garantissent que toute personne ait la capacité d’accéder aux ressources culturelles nécessaires pour vivre librement son processus d’identification tout au long de sa vie, ainsi que la capacité de participer et de façonner les cultures existantes. « L’accès et la participation à l’univers culturel et symbolique constituent des facteurs essentiels pour le développement des capacités de sensibilité, de choix, d’expression et d’esprit critique et pour la reconnaissance de la dignité culturelle des personnes. »  Les textes de référence sur les droits culturels visent à favoriser la capacité de la personne à construire sa propre culture, sans rester inféodée à sa culture d'origine. Les droits culturels sont ceux de la personne libre : ils ne sont jamais le droit d'une communauté d'imposer sa culture collective à quiconque.   Il s’agit de favoriser "l’empowerment" ou la capabilité, définie ainsi par Amartya SEN, Prix Nobel d’Economie (1988) : « La capabilité est la possibilité effective qu’a un individu de choisir diverses combinaisons de fonctionnements, donc une évaluation de la liberté dont il jouit effectivement d’accomplir certains actes. »  Les droits culturels sont aussi une entrée importante pour établir systématiquement les liens entre éthique et droits de l'homme, autant pour l'analyse des droits, libertés et responsabilités de chacun, que pour l'observation, l'analyse et la critique des mesures politiques, juridiques et économiques de mise en œuvre. Garantir les droits culturels, au nom des droits humains fondamentaux, permet de définir un horizon humaniste de reconnaissance de l’autre. La DUDH reconnait, au paragraphe 1 de l’article 27, « le droit de chacun de prendre part à la vie culturelle ». Le Pidesc reconnait également dans son article 15, « le droit de chacun de participer à la vie culturelle ainsi que du droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur ». L’Observation 21 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU  définit trois composantes principales interdépendantes du droit de participer ou de prendre part à la vie culturelle :
  • La participation, qui recouvre en particulier « le droit de chacun − seul, en association avec d’autres ou au sein d’une communauté − d’agir librement, de choisir sa propre identité, de s’identifier ou non à une ou plusieurs communautés données ou de modifier ce choix, de prendre part à la vie politique, d’exercer ses propres pratiques culturelles et de s’exprimer dans la langue de son choix ».
  • L’accès, qui recouvre en particulier « le droit de chacun de connaître et de comprendre sa propre culture et celle des autres par l’éducation et l’information, et de recevoir un enseignement et une formation de qualité qui tiennent dûment compte de l’identité culturelle ».
  • La contribution à la vie culturelle, qui recouvre « le droit de chacun de participer à la création des expressions spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la communauté ».
> b. Enjeux et responsabilités liés aux droits culturels L'enjeu des droits culturels est d'abord politique et relève de la responsabilité publique des gouvernements locaux. Ces derniers sont des acteurs de premier ordre dans la défense et la promotion des droits culturels et de l’ensemble des droits humains fondamentaux. Par l’exercice d’une démocratie de proximité, ils garantissent l’engagement de l‘ensemble de la société civile, favorisent l’implication des parties prenantes aux décisions publiques et promeuvent le dialogue et l’interaction avec les acteurs nationaux et internationaux.  A cet égard, l’Agenda 21 de la culture issu de la réflexion de la CGLU incite à une citoyenneté active et à une pleine reconnaissance des droits culturels. Elle encourage en particulier les politiques locales à intégrer les droits de la personne à déterminer librement son identité, à développer et exercer sa capacité créative, à reconnaître les expressions culturelles des autres et à faire en sorte que sa propre expression culturelle soit aussi reconnue.  On retrouve ainsi le sens de l'action publique énoncé par l'article 2 de la Déclaration Universelle sur la Diversité Culturelle : « Dans nos sociétés de plus en plus diversifiées, il est indispensable d’assurer une interaction harmonieuse et un vouloir vivre ensemble de personnes et de groupes aux identités culturelles à la fois plurielles, variées et dynamiques. Des politiques favorisant l’inclusion et la participation de tous les citoyens sont garantes de la cohésion sociale, de la vitalité de la société civile et de la paix. » Pour Nancy FRASER, comme pour Jean-Michel LUCAS  (Doc Kasimir Bisou), il s'agit de cheminer vers une société plus juste par la discussion entre les identités culturelles. Ce dernier rappelle que la question de la responsabilité publique est « d’identifier les freins, et les obstacles à la reconnaissance des identités culturelles des autres » . La responsabilité culturelle s'énonce en terme d'éthique publique « idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ». Nancy FRASER  parle de réhabiliter une conception de la justice sociale fondée sur deux dimensions complémentaires, la redistribution et la reconnaissance, associées à deux types d’injustice, l’injustice socio-économique (exploitation, marginalisation ou exclusion économique) et l’injustice de type symbolique (domination culturelle par imposition de modèles sociaux). L'enjeu d'augmenter les capabilités est indissociable de l'enjeu de reconnaissance de chaque personne. En vue du vivre ensemble, entre personnes de cultures différentes, la loi confie aux autorités publiques la responsabilité de déployer des politiques qui permettent aux différences culturelles entre les personnes de devenir des "diversités culturelles" enrichissant, chacune, les cultures des autres. Avec la nécessaire condition de réciprocité qui oblige chaque identité à être, elle-même, respectueuse de la liberté et de la dignité des autres. Le dernier rôle qui incombe, en vertu des droits culturels, aux acteurs de la vie publique, est celui d’évaluer leurs politiques, afin de réorienter les actions qui mènent à des impasses ou des incohérences. Les discussions publiques peuvent ainsi être guidées par une « éthique à 4 balises »  :
  1. Liberté : chaque personne étant libre, elle échafaude son identité culturelle à sa façon. La liberté d'expression artistique est une responsabilité politique fondatrice des droits humains ;
  2. Dignité : les êtres humains sont libres et égaux, en dignité et en droits ;
  3. Capabilité : accès à d'autres références, multiplier les interactions pour ouvrir de nouveaux parcours aux imaginaires ;
  4. Responsabilités (Reconnaissance réciproque) : ajuster sa liberté et sa dignité culturelles à celles des autres personnes.
Celles-ci imposent de concevoir le développement de la société comme un développement humain durable, dans une approche "personnaliste". Chaque droit est expressément individuel en même temps qu’il définit la relation à l’autre. Il met en correspondance une liberté et une responsabilité. L’engagement de la société civile restant fondamental, les membres du Groupe de Fribourg ont décliné les droits culturels en huit droits  afin d’en assurer la visibilité, la cohérence, et aider à en favoriser l’effectivité : 1. Choisir et respecter son identité culturelle ; 2. Connaître et voir respecter sa propre culture ainsi que d’autres cultures ; 3. Accéder aux patrimoines culturels ; 4. Se référer, ou non, à une ou plusieurs communautés culturelles ; 5. Participer à la vie culturelle ; 6. S’éduquer et se former, éduquer et former dans le respect des identités culturelles ; 7. Participer à une information adéquate (s’informer et informer) ; 8. Participer au développement de coopérations. Parce quelle porte une vision politique, qu’elle nourrit les stratégies et guide les interactions de la filière, l’ingénierie culturelle se doit d’incarner pleinement les valeurs des droits culturels. Elle veille au respect des droits humains et encadre les stratégies à développer. Elle a ainsi la responsabilité de la mise en oeuvre de politiques publiques et de dispositifs institutionnels spécifiques et de l'intégration dans les pratiques des acteurs culturels d’objectifs et d’actions en matière, d’inclusion, de participation et d’émancipation des personnes. A cet effet, les préconisations de l'Observation générale 21 donnent des éléments pour l’édification d'une politique culturelle respectueuse des droits culturels. Ce défi relève d’une part du secteur institutionnel et d’autre part de la société civile, artistes et opérateurs culturels. Voici un état non-exhaustif des conditions de mise en œuvre et des possibilités d’actions que l’ingénierie culturelle peut mobiliser : - Engager les autorités et acteurs de la vie publique dans les politiques de mise en œuvre des droits culturels ; - Impliquer les personnes dans des missions cohérentes avec la définition humaniste de la culture ; - Elaborer des dispositifs de concertation, de discussion démocratique et raisonnée entre les personnes. ll s’agit d’éviter la “société du mépris” et du détournement, dans laquelle la perte de dignité est porteuse de tensions ; - Co-construire l'action publique sur la nécessité commune de faire humanité ensemble. Il s’agit de créer des conditions pour que cette gouvernance soit partagée ; - Evaluer politiques, dispositifs et actions à l’aune des droits culturels. Ce dernier point pouvant servir de socle à une remise à plat complète des cadres de l’intervention publique pour réinventer la politique culturelle du XXIe siècle. Celle-ci doit toutefois construire une architecture nouvelle en capacité de mettre en cohérence les enjeux éthiques, stratégiques, fonctionnels et opérationnels de la filière.
En 2008, Gilles CASTAGNAC  analysait que « le secteur culturel se caractérise par "une économie de projet" où la formalisation entrepreunariale reste aléatoire. Chaque initiative est un nouveau projet, et chaque projet prétend créer sa propre économie, rentable ou non (la plupart du temps non rentable). On a donc affaire à un empilement (notamment associatif) qui permet la dynamique mais fragilise beaucoup l’écosystème. Au final les projets se succèdent… aboutissent ou n’aboutissent pas… mais, surtout, contribuent assez peu à l’installation d’une infrastructure durable. Chaque projet reste un exploit et il faut souvent repartir de zéro pour entamer le suivant. On manque de capitalisation et de fonds propres… et, face à cette pénurie, la recherche de l’équilibre implique de faire l’impasse sur l’investissement dans la durée. C’est une sorte de cercle infernal qui, encore une fois, privilégie l’initiative, mais globalement provoque de nombreux déséquilibres ».  Force est de constater que 10 ans plus tard, le constat demeure quasiment le même, or « le choix de construire un projet doit se faire en ayant anticipé les développements possibles et en se dotant des moyens nécessaires (y compris la “place” dédiée à l’accueil de cette “anticipation” afin de pouvoir la faire fructifier). C’est amusant, ça ressemble étrangement à ce que l’on appelle la stratégie » ajoutait Gilles CASTAGNAC. L’ingénierie culturelle porte en elle et se doit d'incarner la vision stratégique et socio-politique en mobilisant moyens, méthodes et outils afin de permettre des transferts de valeurs et de compétences au service de la transformation des organisations. Elle permet aussi de réduire la distance entre politique et action des opérateurs et des créateurs, et d'optimiser les dispositifs. Les enjeux politiques, économiques et sociétaux couverts par la révolution numérique et les mutations technologiques, et les prémices d’une quatrième révolution industrielle portée  par l’intelligence artificielle (robotique, interconnexion des objets, fusion des technologies et effacement des frontières entre les mondes physique, numérique et biologique), sont particulièrement propices à l’organisation d'approches pluridisciplinaires, associant sciences ("dures", sciences humaines et sociales), économie, innovation et création. Fondée au milieu des années 50 par le philosophe Gaston BERGER, la prospective répond à la nécéssaire prise en compte du futur par le décideur et à l’approfondissement de capacités réflexives, par l'intermédiaire de pratiques variées. Le Chaire Prospective et Développement Durable (CPDD) du CNAM définit les grandes tendances en la matière depuis les années 2000, non seulement autour d'un cadre stratégique, mais aussi de plus en plus proches de fonctions ou de domaines d’application particuliers, et par l’appropriation des méthodes de prospective par les institutions et les opérateurs qui accompagnent leurs développements (agences d’urbanisme et de développement, cabinets de conseil, experts, etc.). « Ces changements font ressortir quatre caractéristiques de l’évolution de la demande : la nécessité d’une meilleure appréhension de la complexité de l’environnement dans lequel sont plongées les organisations ; une exigence de durée réduite et de coût moindre (efficience) des démarches engagées ; une articulation avec les projets menés dans/par les organisations ; une place plus grande accordée à la créativité. »  Philippe DURANCE et Régine MONTI ont publié en 2017 les résultats d'une enquête auprès d’entreprises créées il y a plus d’un siècle . Ils se sont posés une triple question : Comment les entreprises intègrent-elles le long terme dans leurs processus de décision ? Quelle place y tient l’anticipation ? Et comment s’articule-t-elle avec l’action ? Pour y répondre, ils ont interrogé les dirigeants de grandes entreprises françaises à dimension internationale, dont Danone, Michelin, Saint-Gobain, RTE, Veolia, la Caisse des dépôts, Malakoff Médéric et l'Agence Française du Développement (AFD). Un des résultats de cette enquête est que la pérennité de ces entreprises centenaires s’explique largement par leur capacité d’anticipation. Parce qu’elles ont appris à faire face à l’inattendu, voire à l’imprévisible, en développant des stratégies permettant d’absorber les crises, ces entreprises ont su renouveler leurs modèles et apprendre de leur histoire, qui fait partie intégrante du « temps long » dans lequel elles savent se situer. Les dirigeants des entreprises interrogées, comme leurs prédécesseurs, sont tous conscients des « megatrends », forces de transformation, aujourd’hui autour de la mondialisation, de la révolution numérique et du développement durable, pour « penser le coup d’après ». Cette « chaîne de l’anticipation est articulée autour de l’évolution de l’organisation, de sa stratégie, des missions, des métiers, des compétences attendues et du management, pour envisager sereinement l’avenir ». L’ingénierie culturelle doit aussi permettre la construction de politiques publiques prospectives pour imaginer des approches diverses, des méthodes innovantes, scruter tendances et signaux faibles, au bénéfice de l’ensemble de la filière créative. Elle doit aussi penser la place de l'anticipation, du temps long et de la prospective dans les organisations. Lors d’un atelier intitulé « Réussir la révolution de l’immatériel » pour la Chaire Edgar MORIN de l'ESSEC, en décembre 2017, André-Yves PORTNOFF partage sa vision dynamique et systémique et livre des éléments sur le capital immatériel « construit à chaque instant par des interactions internes et externes » . Dans la logique d’Edgar MORIN, il rappelle que dans un monde complexe, les propriétés globales n’égalent pas la somme des propriétés partielles et que la solution globale n’est pas non plus pas la somme des solutions partielles. La valeur dépend de la nature et de la qualité des interactions entre les parties qui représentent les synergies, le "comment" est plus déterminant que le "combien" et un petit changement peut avoir des conséquences importantes. André-Yves PORTNOFF précise les ruptures de la révolution de l’intelligence, avec une prédominance des facteurs immatériels :
      • La complexité des problèmes, des connaissances, des solutions, adossée à un risque majeur planétaire ;
      • La valeur créée par le travail immatériel et l’adhésion des parties prenantes ;
      • Les exigences de dignité, le libre arbitre et les droits de l’homme.
Pour lui, « les valeurs humanistes n’entravent pas la réussite durable, elles la conditionnent ! » En terme de développement, dans le récent rapport de Bernard LATARJET, pour le Labo de l’ESS, Hugues SIBILE analyse que « nombreux sont les acteurs culturels qui cherchent une troisième voie, ni sous le parapluie de l’Etat ni aux grands vents de la concurrence marchande. Tout pousse à ce que les deux continents, Activités Culturelles et ESS, se rapprochent dans une tectonique des plaques positives pour inventer cette troisième voie» .  Et le rapport présente « 9 éléments constitutifs d’un ADN commun, promesse d’un développement équilibré : nourrir la démocratie et concourir à l’émancipation des personnes ; produire du commun ; concilier développement économique et utilité sociale ; porter attention aux nouveaux enjeux de société : aspiration à une participation plus active des citoyens à la vie et aux décisions publiques, nécessité de lutter contre l’aggravation des inégalités ; garantir les droits culturels et le vivre ensemble ; soutenir l’innovation et la création sous toutes leurs formes ; garantir une gestion collaborative des projets des établissements ; ouvrir les entreprises, les lieux de production et de diffusion à la société civile ; ancrer l’action dans son territoire. » Nous retrouvons là, des éléments garants d’un développement de la culture, tel que les politiques publiques doivent le porter aujourd'hui, et dont l’ingénierie culturelle permet de mobiliser les ressorts globaux, à la fois en termes stratégiques, éthiques, fonctionnels et opérationnels. C’est dans cette vision innovante d’une "troisième voie", ouverte, transversale et étayée par le socle des droits culturels et du développement humain, que l’ingénierie culturelle peut mobiliser les forces publiques et définir les politiques générales qui viendront anticiper de nouvelles transformations sociétales. Il s'agira aussi d'accompagner de manière optimale et agile l’évolution d’une filière créative polymorphe, ainsi que la vie de ses acteurs et de ses organisations, en faveur de l’intérêt général. Toutefois, Bernard LATARJET identifie comme un des obstacles majeurs «l’incompatibilité des organisations administratives verticales (en "tuyaux d’orgue") avec la logique des transversalités, des hybridations, des mises en commun (tiers lieux, projets de territoire, groupements d’acteurs) qui fomentent les innovations culturelles, sociales et économiques, et portent la capacité des réponses de la culture aux enjeux d’aujourd’hui. » C’est en quoi l'intégration des enjeux de politique publique par l‘ingénierie culturelle permet le partage d'une vision globale des écosystèmes, au service d’une stratégie étayée.