Structuration et montée en compétences

Dans cette phase de destruction créatrice, qui mieux que l’ingénieur culturel peut être à même de relever le défi de l'avenir ? A l’image du concept d’ingénierie culturelle, la profession d’ingénieur culturel n’est revendiquée que par peu de professionnels de la culture. Toutefois, dans les cabinets d'expertise patrimoniale et chez les jeunes masterisés de formations approchant le concept, elle commence à s’étendre, sans pour autant être bien définie. L’ingénieur culturel représente pourtant assez logiquement la figure la mieux à même d’incarner un changement de paradigme. En effet, pour exercer les métiers et les fonctions liés, l’ingénieur doit posséder un ensemble de savoirs et de savoir-faire techniques, socio-politiques, financiers-économiques, environnementaux et humains adaptés à ses missions, reposant sur une solide culture théorique et une forte culture générale, lui permettant d’apporter une vision globale à tout projet. La Commission des Titres d’Ingénieur (CTI) indique que « l’évolution de l’ingénierie a montré que cette transdisciplinarité est l’une des conditions primordiales de succès des sauts technologiques majeurs » . La formation de l’ingénieur culturel se bâtit donc autour d’un socle de sciences humaines multidisciplinaire, avec un fort accent sur les stratégies, les méthodes, les outils et l’environnement professionnel, notamment la conduite de projet, le management et la gestion des organisations (institutions et opérateurs). L’expérience est également déterminante et peut renforcer une spécialité dominante, liée à un secteur d’activité ou à un domaine disciplinaire. Il est indispensable que cette formation soit poursuivie "tout au long de la vie" pour permettre l’adaptation permanente à l’emploi, et à l’évolution rapide des enjeux à couvrir. L’ingénieur culturel assure ainsi, en lien avec / au sein même des institutions et des organisations, un large éventail de fonctions. La CTI regroupe ces fonctions dans les catégories suivantes : - Recherche fondamentale et appliquée, - Etudes et ingénierie, conseil et expertise, - Production, exploitation, maintenance, essais, qualité, sécurité, - Systèmes d’information, - Management de projet, - Relations clients (marketing, commercial, support client) - dans la culture nous pouvons parler de marketing-communication, promotion et médiation avec les publics (les "personnes" - cf les droits culturels), - Direction, management des hommes, gestion, ressources humaines - Formation Pour répondre aux enjeux culturels tels que nous les avons évoqués, et considérant qu’il s'agit d’une science humaine - difficilement modélisable et dont les mécanismes à l’oeuvre sont potentiellement peu reproductibles - l’ingénieur culturel doit faire preuve de créativité pour fabriquer du consensus.    Le concept de "Design Thinking" (pensée créative ou pensée design) s’applique alors bien à l’ingénieur culturel : celui-ci se définit comme « une façon d'envisager et de résoudre les problèmes d'un point de vue différent, en évitant les solutions orthodoxes et en sortant des sentiers battus. Ce processus créatif permet d'explorer les liens, de relever de nouveaux défis et de chercher des solutions inhabituelles et originales » .   Les techniques de Design Thinking sont basées sur l’expérience et la synthèse, comme le concevait Steve JOBS : « La créativité, c'est simplement relier les choses. Quand on demande aux créatifs comment ils ont fait quelque chose, ils se sentent un peu coupables parce qu'ils ne l'ont pas vraiment fait, ils ont juste vu quelque chose. Cela leur paraissait évident au bout d'un certain temps. C'est parce qu'ils ont été capables de relier leurs expériences et de synthétiser de nouvelles choses. Et la raison pour laquelle ils ont pu le faire, c'est qu'ils ont eu plus d'expériences ou qu'ils ont davantage pensé à leurs expériences que les autres. »    Le Design Thinking est une donc une compétence que l’ingénieur culturel se doit de développer afin de créer une nouvelle approche à une situation particulière ou à un problème. Ces professionnels ont pour points communs « d’être des communicants ; ils sont ouverts d’esprit ;  ils prennent des risques ; ils sont parfaitement informés ; ils sont flexibles » . André-Yves PORTNOFF insiste également sur le talent relationnel : « plutôt que de parler de capital humain, disons que l’humain est capital. C’est sa prise en compte qui fait qu’une entreprise crée assez de valeur pour se développer dans la durée. L’essentiel du capital immatériel, qu’on nomme capital humain ou intellectuel, c’est l’intelligence collective. Elle constitue la capacité à détecter les opportunités et dangers, à définir quoi faire, à passer à l’acte. Ce capital d’intelligence collective tisse un capital relationnel, capacité à entretenir des relations de qualité avec les principales parties prenantes » . C’est aussi dans la mobilisation de cette intelligence collective que réside la compétence de l'ingénieur culturel. Plus globalement, identifier la fonction d’ingénieur qu’occupent certains cadres de la filière culturelle, est aussi une manière de reconnaître et de valoriser l’ensemble de l’écosystème. La culture n’est pas un simple champ de troubadours amateurs bercés d'idéaux associatifs, mais bien un secteur professionnel d’excellence, qui porte des changements majeurs pour l’ensemble de la société, et dont une de figures de proue est l‘ingénieur culturel. Celui-ci aura d’ailleurs vocation à mobiliser des "ingénieries métiers" ou "disciplinaires" (audiovisuelle, patrimoniale, en arts visuels, en littérature, en administration publique…) en sollicitant des acteurs (publics comme privés) experts de leur domaine particulier, afin d’apprécier les différents maillons  déjà complexes, qui participent à la structure globale de la filière culturelle. L‘ingénieur culturel n’est ni omnipotent ni omniscient, mais il est celui qui « relie les parties au tout et le tout aux parties »  et veille à la cohérence de l’ensemble, en médiateur de confiance et fédérateur de compétences. En 1962, Claude LEVI-STRAUSS écrivait « On pourrait être tenté de dire que [l’ingénieur] interroge l’univers, tandis que le bricoleur s’adresse à une collection de résidus d’ouvrages humains, c’est-à-dire à un sous ensemble de la culture. L’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer "au-delà", tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure "en deçà", ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Mais il y a plus : la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu’il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il "parle", non seulement avec les choses mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu’il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi. »  Jean-Paul RATHIER doute de cette opposition et analyse que « dans l’exercice des métiers artistiques et culturels, nous sommes alternativement dans la logique de l’ingénieur et dans l’invention du bricoleur. Nous savons aussi qu’il existe un entre-deux, celui de la pratique de l’assemblage. Une pratique qui requiert deux qualités : le souci de la précision et l’esprit de fantaisie. Dès lors qu’il s’agit de faire tenir ensemble des éléments qui ne sont pas destinés à s’unir, des ajustements exacts et des règles strictes s’imposent. Mais cette pratique suppose aussi le libre jeu des associations et une part d’insouciance, de sorte que, à notre insu, advienne de l’insolite, voir de l’inouï ou du bizarre. L’assemblage emprunte tout autant à la logique qu’aux inépuisables ressources de l’imagination créatrice. »  C’est ainsi dans une figure d’assembleur - hautement qualifié et animateur de communautés d’expertises - que nous incarnerons l’ingénieur culturel.
Nous fabriquons et concevons des choses depuis des milliers d'années, et notre point de vue sur la conception a évolué en même temps que notre technologie et l'ampleur de l'impact. Le Human Centered Design fournit des méthodes utiles qui tirent parti de l'empathie, de la création de sens et du prototypage pour inspirer le développement d'expériences humaines précieuses sur le plan émotionnel et fonctionnel. Dans un monde qui change, incertain, non linéaire, la valorisation de l’adaptation rapide au changement par l'innovation est devenue une priorité dans tous les secteurs. Une innovation est une solution nouvelle, différente de ce qui existe : elle bouleverse les règles du jeu don secteur et nécessite souvent de nouvelles compétences et / ou une transformation de l'organisation. Celle-ci concerne tout ce qui est conçu par l’homme : produits, services comme processus et démarches. Les innovations peuvent être reconnues lorsqu'elles introduisent de grands changements et ont un fort impact économique et social. On comprendra aisément la nécessité pour l‘ingénierie culturelle d’intégrer pleinement l’innovation. Dans «  Theory of economic development »  Joseph-Aloïs SCHUMPETER (fondateur du concept d’innovation) distingue cinq types d’innovation, repris par le Manuel d’Oslo :
      • Les innovations de produits,
      • Les innovations de procédés,
      • La découverte d’une nouvelle source de matière première ou d’énergie,
      • Les innovations commerciales,
      • Les nouveaux types d’organisation.
Pour accompagner l'innovation incrémentale (amélioration du contenu) et l'innovation de rupture (radicale ou disruptive), l’ingénieur culturel doit s’extraire de son expertise traditionnelle ou de ses règles pré-établies afin d’acquérir rapidement tous les éléments nécessaires pour permettre de faire les bons choix stratégiques, économiques, et techniques. Pour l’organisation, cela peut demander un effort de transformation important : intégration de nouvelles compétences, mise en place de nouveaux partenariats, création de nouvelles procédures… Xavier PAVIE  note que si les coûts de recherche et développement (R&D) augmentent régulièrement, ils ne sont pas tous synonymes d’innovation, prenant l’exemple d’Apple, dont le facteur clé de réussite est sa capacité à rechercher idées et compétences à l'extérieur de l'entreprise, et à les intégrer dans sa stratégie d’innovation.  Il pose les enjeux de responsabilité pour le début du XXIe siècle, la figure de l’innovateur placée aux croisements « des techniques et des politiques, de l’environnement et de l’écosystème, de l’être humain et de ses transformations ». L’innovation se doit donc d’être responsable, selon les principes fondamentaux du développement durable : questionner les réponses offertes pour répondre aux besoins des individus ; mesurer l'impact direct de l’innovation ; mesurer l'impact indirect de l’innovation. « Dans un contexte économique hautement compétitif et mondialisé », l’innovation apparait à Xavier PAVIE « comme la seule voie permettant d’articuler à la fois la survie des organisations et leurs développements nécessaires. Les dispositifs permettant l’innovation sont connus, globalisés, similaires, et ce, quelque soit la zone géographique dans laquelle nous nous trouvons. Dans le même temps, l’innovation d’hier ne peut plus être celle d’aujourd’hui ni de demain, le contexte environnemental et social oblige l’innovateur à s’interroger sur la responsabilité qu’il porte pour construire le monde de demain ». L’innovation tend donc aujourd’hui à redonner du sens, à situer l’éthique comme moteur du processus d’adaptation et de changement. Elle peut ainsi permettre d'améliorer la qualité du service et remettre la personne humaine au cœur de l’action des organisations. C’est ce nouveau modèle d'innovation culturelle responsable - doublement étayée par une "éthique de la dignité" liée aux droits culturels des personnes - dont l’ingénieur culturel posera les briques, au service de la filière créative et du bien commun. Il facilitera ainsi le processus de développement de l’innovation par des pratiques collaboratives à tous niveaux, ainsi que les transformations organisationnelles profondes, en co-construisant des réponses.
> a. Mobiliser l’intelligence collective Bien qu’elle permette une adaptation rapide au changement, l’innovation ne se réduit pas à la nouveauté, et contient avant tout une dimension collective et collaborative, dans le sens d’une association à la construction de toutes les parties prenantes. L‘ingénierie culturelle doit donc être à même d’anticiper et d'organiser le changement selon de nouveaux modes d’organisation en co-développement. « La co-construction a pour ambition de redonner du sens à l’action publique et emmène l’entrée des outils de nouvelles gouvernances : design public, systèmes de valeurs managériales partagées permettant l’émergence d’une intelligence collective, innovation dans les pratiques managériales pour répondre aux enjeux opérationnels, recherche d’efficience du service public. »  En effet, les stratégies du secteur public et du secteur privé sont tout aussi impactées par les enjeux d'adaptation au changement et de mobilisation collective. Nous avons évoqué le Design Thinking, comme étant une compétence nécessaire à l’ingénieur culturel. Plus précisément, le "Design organisationnel" est la capacité à re-dessiner les modes d'organisation, pour les aligner aux caractéristiques économiques, technologiques et sociologiques de l'environnement, et en faire un avantage concurrentiel face à des nécessités de changement qui deviennent plus fréquentes. Spécialisé dans la transformation des organisations, Eric DELAVALLÉE  définit la démarche de Design organisationnel en cinq étapes : - la définition du projet stratégique ; - l'identification des capacités organisationnelles ; - l'élaboration de différentes options structurelles ; - la détermination de l’acceptabilité sociale de chacune d’elles ; - le choix d’une option au regard de son alignement au projet stratégique et de son degré d’acceptabilité sociale. Il s'agit d’une approche technique et socialement orientée, que l’ingénieur culturel peut mobiliser, afin d'aligner la pertinence des différentes options structurelles au regard du projet stratégique. « Cet exercice conduit en général à retenir une solution hybride qui puise son inspiration dans les différentes options initialement imaginées. » Pour André-Yves PORTNOFF, l’entreprise est « un système dynamique de création de valeur partagée, par des collaborations continues » . Il indique que « la montée en complexité du monde a trois conséquences principales :  - chacun de nous est responsable de ses décisions (ou non décisions) et peut par ses initiatives avoir un rôle majeur ; - la réactivité est gage de sécurité et de compétitivité : les décisions doivent être prises le plus prêt possible du terrain et la complexité ne se gouverne pas au centre ; - les meilleures synergies représentent plus de valeur avec moins de ressources ». Pour lui, la qualité des interactions crée l’intelligence collective, selon la qualité et l’intensité des échanges, ainsi qu’en fonction des règles définissant les relations. « L’organisation est viable si elle produit "assez" de valeur perçue pour ses parties prenantes : personnel, fournisseurs et clients ne sont pas la propriété de l’entreprise. Son capital est construit sur un système dynamique de relations. Ce capital est constitué de flux et non de stocks ». Dans un article récent pour BPI France , celui-ci précise que la notion d’intelligence collective, n’est pas la somme des intelligences individuelles, mais bien la résultante des interactions. « Ne réduisons pas compétence ou talent à des diplômes ou des connaissances techniques. Pour créer de la valeur, il faut du savoir mais aussi vouloir le mettre en œuvre là où l’on est censé travailler. Beaucoup de personnes ne sont pas assez impliquées pour vouloir exploiter pleinement leurs capacités. Savoir et vouloir ne suffisent pas. On doit être capable d’établir des relations efficaces avec ses collègues, sa hiérarchie, des partenaires externes, des clients. Cela implique de communiquer, c'est-à-dire comprendre et se faire comprendre, construire de la confiance et donner envie à l’autre de travailler avec nous. Le spécialiste ayant une lacune technique la comblera en travaillant avec un autre spécialiste, s’il sait bâtir une relation de qualité. L’intelligence collective dépend donc de l’intelligence, des savoirs de chacun et surtout des caractères, des comportements, des relations dans le groupe. Elle est maximale si chacun est motivé pour atteindre, avec les autres, un objectif commun qui ait du sens pour lui. C’est ce sens et la qualité des relations qui attireront et fixeront les talents. Et chacun réagira à un imprévu en fonction de l’objectif stratégique partagé. Le groupe est donc très réactif, agile et résilient. » L’intelligence collective répond ainsi aux enjeux de transformation qui traversent la filière créative et l’ensemble de la société. « Nous n’oublions pas que la culture, incarnant d’abord du lien social, des valeurs, des missions, doit se poser la question du modèle de société que nous souhaitons partager. La manière de procéder repose sans doute sur la coopération, la co-construction mais la méthode, les compétences et la pédagogie manquent, ainsi qu’un discours médiatique prescripteur. »  > b. Intégrer l’économie sociale et solidaire La visée émancipatrice que porte la culture est aussi partagée par l’économie sociale et solidaire (ESS). Ce mode d'organisation permet en effet de concilier activité économique et utilité sociale, sur un mode de gestion démocratique et participative. Née à la fin du XIXe siècle, dans le secteur de la Culture l'ESS est plutôt apparue dans les années 70 et prend son essor depuis quelques années, en particulier dans les champs culturel et du développement durable. En 2014, la "loi Hamon"  reconnait l’ESS comme un mode d’entreprendre et marque surtout une vision inclusive de l’ESS. Les structures de l’ESS présentent en commun : - une finalité sociale ou sociétale, - un encadrement de l’utilisation des bénéfices,  - une gouvernance démocratique ou participative, - un projet économique ou entrepreneurial (que le modèle économique soit dépendant ou pas de la puissance publique). Une action à la fois culturelle, économique, sociale et solidaire nécessite aussi la participation de la population locale. C’est dans la conduite d’un projet global que les acteurs sont capables d’attirer et de fédérer l’ensemble des parties prenantes des territoires. Si la forme associative est dominante, plusieurs modèles sont aujourd’hui à l’oeuvre dans la culture et peuvent être mobilisés par l’ingénierie culturelle : - Les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) sont des structures qui associent obligatoirement des acteurs salariés, des acteurs bénéficiaires et des contributeurs pour produire des biens ou des services d’intérêts. - Les Sociétés Coopératives et Participatives (SCOP) sont des entreprises commerciales dont la majorité du capital et du pouvoir de décision est détenu par les salariés. - Les Groupements d'Employeurs (GE) sont des groupements de structures qui s’associent pour embaucher le personnel qu’elles ne peuvent pas embaucher à temps plein ou toute l’année, et permettent de sécuriser les emplois ainsi mutualisés. Ils répondent aux enjeux de « flexi-sécurité »  de l'emploi. - Les Clusters ou Systèmes Productifs Locaux (SPL) sont des concentrations d’entreprises et d’institutions inter-reliées dans un domaine particulier sur un territoire géographique, et représentent souvent des pôles de compétitivité. - Les Pôles Territoriaux de Coopération Economique (PTCE) sont des groupements d’acteurs (collectivités locales, entreprises, acteurs de la recherche et de la formation), ancrés sur un territoire, qui visent à développer ensemble des projets économiques innovants et à utiliser une stratégie de coopération et de mutualisation. - Les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE) : structures permettant la création et le développement d’activités économiques par des entrepreneurs personnes physiques. Il s’agit de proposer une alternative à la création d’entreprise en permettant à toute personne de bénéficier de droits sociaux, d’accompagnement et de mutualisation des ressources. - Les bureaux de production et plateformes de portage ont pour objet de fournir des prestations d’organisation et d’administration. Ils apportent leur structure et leur organisation mais leurs modalités de fonctionnement en font des acteurs économiques différents des entreprises de production ou agents habituellement rencontrés. La bonne maîtrise des ressorts et outils de l’ESS par l’ingénieur culturel permet de favoriser de nouveaux modes d’entreprendre (en interrogeant les stratégies globales, les stratégies financières, les stratégies de communication et d’image, etc…), de conforter des modèles de gouvernance novateurs, de représenter des sources inédites d’accompagnement ainsi que de mobiliser des modes de financements complémentaires. Il s’agit aussi de répondre aux enjeux de mobilisation de l’intelligence collective.
« Parce que je suis convaincue qu’il n’y aura pas redressement productif sans redressement créatif, il faut aussi valoriser pleinement les externalités positives de la culture, afin de montrer que l’investissement créatif contribue à la croissance économique, à l’emploi et à l’image de notre pays. »  Nous avons vu précédemment le poids que représente la culture au sein de l’économie française et le modèle hybride qui compose la filière. L’économie culturelle est plurielle : de création, de marché, de redistribution, sociale et même solidaire, et un vecteur de développement. Pourtant, comme le souligne Christelle NEAU, « il est important que les acteurs culturels prennent conscience qu’ils sont bel et bien des acteurs économiques pour pouvoir développer leurs activités » . Les opérateurs culturels en effet sont des acteurs économiques à part entière, qui galvanisent notamment la création artistique, l’innovation, l’emploi et l’attractivité des territoires. « Ils sont capables de créer de la valeur ajoutée par la production de biens ou de services et s'ils rencontrent des difficultés de structuration assez similaires à celles de toutes les TPE/PME, leur développement semble plus difficile que la moyenne, à cause de leur modèle d’affaires mal assimilé et compris de ceux susceptibles de les accompagner. »  Le recours de plus en plus généralisé à la logique d’appels à projets ou d’appels à manifestation d’intérêt, laisse peu de place à la force de proposition et renforce un fonctionnement structurel organisé au "coup par coup" qui nuit à la vision stratégique. Les mécanismes autour de la formation de la demande, d'inégalités de fréquentation et du travail de créateurs au cœur de la formation de la valeur relèvent d’une approche toute spécifique. Les projets culturels et créatifs sont par nature spéciaux et irréductibles à leur seule évaluation comptable et financière. Et, même si la dimension industrielle de l’économie créative ne doit pas être négligée (cinéma, édition de livres et de disques, médias, communication), la question de "l'offre" et de la capacité d'autofinancement des organisations - dont la vocation est de faciliter la création, rendre possible la diffusion et imaginer la transformation - doit être posée. La position stratégique de l’entrepreneur culturel et créatif mérite aussi d’être analysée. « L’innovation qu’il crée peut concerner le contenu, le produit ou service, l’usage, le mode d’organisation, le processus de création ou de distribution et même les schémas de pensée » , et ses projets peuvent comme tout autre générer des revenus, dégager des bénéfices et s’inscrivent dans une stratégie de développement socio-économique. En complément de la structuration nécessaire de la filière, il convient de s’interroger sur la place et le sens que l’Etat et les collectivités peuvent donner à l’entrepreunariat dans le cadre d’une politique publique. Cette logique bouscule en effet le subventionnement, en tant que mode d’intervention traditionnel et marqueur d’un engagement en faveur du service public de la culture. Une des missions de l'ingénierie culturelle est en la matière d'accompagner les politiques dans une phase d’acculturation pour « faire sortir l’entrepreneuriat culturel de la spirale anti-économique, par la reconnaissance de l’entreprise du secteur culturel et des externalités qu’elle génère (création, innovation, emplois, attractivité) comme éléments constitutifs d’une dynamique économique vertueuse » . Elle permettra ainsi d'inscrire les opérateurs dans les dispositifs de droit commun au sein des programmes existants pour développer et favoriser l’entrepreneuriat et l’innovation. En s’appuyant sur les modèles de l'ESS qui garantissent la primauté des valeurs d’intérêt général, de démocratie, de non-lucrativité dans une nouvelle logique entrepreneuriale, l’ingénierie culturelle peut également participer à créer des outils ad hoc pour aider la filière à se structurer et « concilier une économie frugale avec des objectifs de cohésion sociale, de collaboration, de participation et donc de solidarité » .
« L’anthropologie ne nous dit pas ce que l’entreprise doit être mais comment elle doit fonctionner. Or, lorsqu’on est face à un monde qu’on ne maîtrise pas, qui présente des incertitudes, il faut de la diversité, parce que cela ouvre l’éventail des idées et des innovations possibles. »  Considérant les enjeux et défis auxquels doit faire face la filière culturelle et créative, la structuration des organisations est un levier d’efficacité et une pré-requis pour la pérennité tant des projets que des structures.  Il s’agit d’avoir recours à une "ingénierie de projets", ayant vocation à relier des  méthodes et des savoir-faire techniques, au service des organisations. Le champ d’action est large - voici quelques éléments essentiels (mais non-exhaustifs) que l’ingénierie culturelle doit maîtriser pour servir sa vision systémique et savoir articuler pour le bénéfice de la filière. > a. Gouvernance Penser la gouvernance des structures est fondamental pour asseoir le modèle d’organisation, autour d’une vision stratégique, voire prospective, en lien avec l’ensemble des parties prenantes, dans un dialogue nécessaire entre conseil d’administration (quel qu’en soit la forme) et équipes opérationnelles. Chacune des parties (que l'ESS préconise d'organiser en collèges), devant occuper une place légitime et assumer une responsabilité, afin de mobiliser l’intelligence collective au profit de la structure et de ses objectifs.  S’appuyer sur un conseil d’administration efficient, dont les membres ont des connaissances et expériences métiers ou fonctionnelles approfondies, est une manière de renforcer la compétence générale de la structure, et d’en développer le réseau informel mobilisable. Une "bonne" gouvernance contribue ainsi à la gestion des risques et à l'optimisation des performances. C'est encore plus essentiel dans le domaine culturel, où les acteurs sont motivés par la passion et l'engagement personnel/idéologique, et qui tend parfois à s’arranger des procédures formelles. Pourtant, en particulier pendant les périodes de crise (structurelle, financière, sociale…) où les organisations sont responsables devant une variété de parties prenantes, une gouvernance solide et équilibrée est indispensable. « Les facteurs clés d'une telle gouvernance positive comprennent la collégialité et des mécanismes décisionnels non bureaucratiques et participatifs, ainsi qu'un système de gestion autour des connaissances, de la transparence et des compétences, pour conduire à des organisations culturelles fonctionnant de manière efficace, experte, indépendante et transparente. » > b. RSE et éthique La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), également appelée Responsabilité Sociale des Organisations (RSO) car les institutions et ONG n’en sont pas exemptes, est la mise en pratique du développement durable par les entreprises. Novethic indique qu'une « entreprise qui pratique la RSE va chercher à avoir un impact positif sur la société, à respecter l’environnement tout en étant économiquement viable. Un équilibre qu’elle va construire avec l’aide de ses parties prenantes, c’est à dire ses collaborateurs, ses clients, ses fournisseurs, ses actionnaires [et/] ou ses acteurs du territoire. Les entreprises qui s’engagent à la mettre en place vont donc intégrer, de façon volontaire, ces dimensions au-delà du cadre légal qui leur est imposé, en mettant en place de bonnes pratiques (ex: promotion de la diversité au sein des collaborateurs) voire en s’ouvrant à de nouveaux modèles économiques (ex: location de matériel plutôt que vente) » . L’ensemble des impacts, environnementaux, sociaux et de gouvernance sont réunis dans ce que l’on appelle les critères ESG, qui servent de boussoles pour appréhender les risques d’une entreprise et de sa performance globale. La RSE (norme ISO 26000) est un guide pour les organisations culturelles, afin de répondre aux défis auxquels elles sont confrontées ainsi qu’aux attentes de leurs parties prenantes (artistes, publics-"usagers"-personnes, partenaires, financeurs…). C’est aussi une nouvelle vision du rôle et de la responsabilité qu’elles peuvent avoir dans la société et la marque d’un engagement formel, qui est l'opportunité de sortir de leur zone de confort et de se confronter à d’autres modèles.  L’engagement en faveur des droits culturels des personnes permettra d’avoir une lecture élargie de la RSE. Les organisations culturelles peuvent même être intégrées en tant qu’acteurs et partenaires centraux dans la mise en place de démarches RSE par les entreprises. Le mécénat de compétences par exemple, représente non seulement un outil de structuration pour les opérateurs culturels et créatifs, mais peut aussi s’inscrire dans la politique RSE des entreprises et de groupes, dans un échange "gagnant-gagnant". Pour cela, incarner une éthique de la dignité, autour des balises de liberté, de dignité, de capabilité et de responsabilité des personnes, selon le référentiel des droits culturels, est une manière pour les organisations de la filière de revendiquer une fonction « d’architectes du développement humain  ». Afin de définir les valeurs que porte la structure et d’encadrer au mieux ses pratiques, la rédaction d’une charte éthique, qui doit être le reflet de la stratégie de chaque organisation et un outil de gouvernance partagée, est recommandée. > c. Droit et propriété intellectuelle Nul n’étant sensé ignorer la loi, il importe que les structures culturelles maîtrisent parfaitement les règles et normes s’appliquant à leur(s) activité(s) : formalités d’emploi, conditions de sécurité, règles de comptabilité, respect de la parité… La professionnalisation de la filière a permis de renforcer l’alignement nécessaire des organisations, mais nombre d’approximations demeurent et peuvent mettre en danger les personnes, les projets et la structure même. Selon la taille de l’organisation, des réponses peuvent être trouvées en mobilisant des ressources extérieures (réseaux, centre de ressources, juristes spécialisés… ). Protéger une idée et rémunérer de manière équitable son utilisation demeure fondamental dans une filière incarnée par la création. Les "megatrends" que représentent la mondialisation et le numérique impactent de plein fouet la protection intellectuelle et nécessitent d’inventer des approches globales, entre copyright anglo-saxon et définition française du droit, afin de ne pas assécher la filière, en particulier face à des groupes mondialisés dominants, type GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) américains ou BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiiomi) chinois. Il s’agit de préserver, par une utilisation protégée et juste, "les droits sur des œuvres de l’esprit originales". Au sein des Organisations de Gestion Collective (Sacem, SDRM, SACD…) chargés de représenter et collecter les droits d’auteurs et droits voisins, les dépenses informatiques sont d’ailleurs en forte croissance « pour répondre à la nécessité de renforcer leurs systèmes d’information, afin de faire face aux contraintes liées à la multiplication du nombre d’exploitations de leurs œuvres du fait des développements multimédia et numériques et à l’accroissement du nombre des ayants-droit » . Pour la période 2014-2016, les perceptions primaires des OGC ont augmenté en moyenne de 7,7 %, ce qui est un signe encourageant pour les ayants-droit. Commandée par la Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs (CISAC) et Writers & Directors Worldwide (W&DW), la toute première étude juridique internationale  à examiner de manière complète la législation mondiale, démontre qu’il est possible de rémunérer de manière équitable les auteurs audiovisuels par la mise en place de réformes législatives. L’étude est soutenue par la Société des Auteurs Audiovisuels (SAA), qui milite pour une modification de la législation de l'Union européenne, portée par une déclaration de 126 scénaristes et réalisateurs européens éminents et une pétition en ligne signée par plus de 15 000 personnes dans plus de 100 pays. En parallèle, inspirés par les licences de logiciels libres et le mouvement "open source", se développent les licences de creative commons, s’adressant aux auteurs qui préfèrent partager et rendre accessible librement leur travail pour enrichir le patrimoine commun (les « Commons » ou "communs"). Cependant, un arrêt de la Cour d’appel de Paris en mai 2018, qui fera jurisprudence, a confirmé qu’un « point de vente [commercial] diffusant des phonogrammes proposés sous creative commons est redevable de la rémunération équitable auprès de la SPRE ». La réforme du droit d’auteur/copyright, proposée par Bruxelles, fait actuellement l'objet d’âpres discussions au Parlement européen et doit être suivie de près. > d. Transformation des lieux culturels Si la culture est bien ce système complexe que nous avons présenté, elle ne peut être circonscrite aux seuls lieux thématiques ou disciplinaires, institutionnalisés ou non. Il est  en effet impératif, pour répondre aux enjeux de transformation fondamentale, que chacun développe des capacités de résilience et de porosité à son environnement. La médiation et l’action culturelle sont des outils largement utilisés, qui ne garantissent toutefois pas un engagement global de la structure pour « faire mieux humanité ensemble » . Il est donc nécessaire que la transformation s'opère à la fois dans les statuts, les projets et la nature même des structures culturelles. Il existe ainsi des approches nouvelles, dont la notion de "tiers lieux" souvent issus de l’ESS, peut témoigner. Il s’agit en général de combiner vie culturelle, activité économique et développement d’un territoire, et de construire une activité hybride sur un socle de valeurs portant sur l’innovation sociale et la transition écologique. Selon Pascal PICQ « cinq ingrédients socio-organisationnels [sont] nécessaires pour accroître les chances d’émergence [de l’innovation] et doivent être simultanément présents : la présence d’une diversité d’acteurs ; de multiples connexions entre eux ; un regroupement dense de proximité sur un lieu géographique réduit ; la motivation intrinsèque des acteurs produite par l’intensité des relations ; et enfin une autonomie d’action et une rupture des modes de gouvernance classiques » . Pour accompagner la transformation des lieux culturels, la prise en compte de ce principe de combinaison d’ingrédients, permet de partager des connaissances, un rapprochement spatial des organisations et des perspectives de mutualisations positives diverses. Pour préserver et promouvoir la vitalité de ces expériences collectives, il faut néanmoins penser des occupations stables de ces lieux et « bâtir en communs des foncières culturelles solidaires » . L'évolution des méthodes et des modèles de travail, ainsi qu'un contexte d'instabilité financière, ont conduit des opérateurs culturels à rechercher des solutions de coopération et de partage dans des espaces de co-working, des hubs créatifs, des laboratoires d'innovation ou encore des pépinières d’accompagnement. Ces lieux permettent d'assurer une liaison avec d'autres professionnels du domaine, y compris ceux qui dirigent leur propre structure en développement, et ainsi obtenir du soutien, de la formation ou des conseils. Le projet European Creative Hubs Network « s'efforce de démontrer que les hubs créatifs contribuent au travail et à la résilience de la filière et à l'ensemble de l'économie, en créant de nouvelles formes de structuration (leadership) faisant appel à des approches collaboratives, "bottom up", interdisciplinaires et innovantes, ainsi qu’orientées vers les communautés (publics) » . Nous pouvons également prendre l’exemple des bibliothèques-médiathèques "troisième lieux", qui se définissent moins comme des lieux de consultation et de pratique des savoirs, que comme des espaces de rencontre et de sociabilité, centrés sur l’usager. Certaines accueillent en leur sein des espaces de co-working, des services publics, des associations culturelles et de loisirs, en faisant une place une place significative aux outils numériques et aux nouveaux modèles d’apprentissage (plateformes collaboratives, imprimantes 3D, serious games…). D'autres lieux labellisés (scènes nationales, cinémas d'art et d’essai, labels du patrimoine, centres de culture scientifique…) peuvent intégrer des modèles proches et surtout devenir des catalyseurs, points de rencontres et d’expansion pour les autres acteurs de leurs territoires, afin de re-dynamiser le maillage territorial et lui donner une sens coopératif global.  > e. Financement Si la nécessaire hybridation des ressources publiques/privées est aujourd’hui globalement intégrée au sein de la filière créative, il existe une inégalité dans la capacité des structures à mobiliser des financements nouveaux. Les partenariats privés (mécénat et sponsoring), s'ils sont en augmentation, se concentrent sur quelques "phares culturels" porteurs d’images et de fort retour sur investissement en terme de communication. Alors que les entrepreneurs culturels ont parfois du mal à mobiliser les fonds publics nécessaires à l’équilibre de leur activité plurielle.  On peut également s’interroger sur une tentation du "tout économique », à travers le prisme des industries culturelles et créatives, auxquels s'abandonnent certains politiques ou acteurs, alors que le champ culturel - s'il doit explorer les ressorts de son équilibre économique - doit aussi pouvoir soutenir une création libre et un droit à l’expérimentation, au service de l’intérêt général. L’engagement en faveur des droits culturels doit aussi être accompagné de financements publics (voire plus s’il devenait le critère principal de la subvention que nous évoquions…). Quel que soit le type de financement recherché, les modalités de présentation d’un projet culturel ou du fonctionnement d’une organisation (soutien structurel) doivent répondre à des normes pour permettre sa bonne compréhension et s'appuyer sur les fondamentaux incarnés par l’organisation : gouvernance, cadre éthique, stratégie intégrée, vision prospective, intégration dans son environnement, démarche coopérative, transférabilité de modèle, outils d'évaluation ou encore partage de ressources - même si les modalités peuvent différer - sont autant de leviers pour mobiliser financements publics comme privés. Il s'agit de définir et assumer une identité, qui peut d’ailleurs constituer une marque. C’est aussi cet engagement et cette transparence structurels qui feront le succès d’opérations de "crowdfunding". La réduction de distance permise par le numérique entre les organisations et les personnes a permis de développer ce mode de financement collaboratif, via des plateformes généralistes ou spécialisées dans la culture, collectant des fonds au profit des multiples initiatives engagées par les acteurs de la vie culturelle.  Ceux-ci peuvent y trouver de nouvelles sources de financement venant compléter, voire suppléer, les aides publiques et le recours au système bancaire. « Le crowdfunding ou financement collaboratif trouve ainsi un écho très favorable dans le champ de la culture. La nature même du dispositif fait écho aux fondamentaux du secteur : mode projet, forte implication du public, propagation virale de l’engouement. La mise en avant sur les plateformes consacrées permet une première exposition, comme un test auprès du public qui, s’il s’intéresse au produit, fournira une part de la trésorerie. L’emballement général pour ce qui n’est cependant qu’une source de financement complémentaire – bienvenue – montre néanmoins la pauvreté de la réflexion sur le financement du secteur culturel et l’absence d’outils ad hoc pour structurer l’entrepreneuriat culturel. D’ailleurs, si le modèle de mise pécuniaire contre contreparties est aujourd’hui le seul proposé sur les plateformes, l’existence initiale de modèles basés sur la prise de participations sur des projets a fait long feu et a mécontenté nombre de participants déçus par l’absence des résultats promis.  Plus récemment, l’apparition de plateformes de crowdfunding equity est une nouvelle étape du développement de ces outils de financement communautaire. S’ils pourraient à terme constituer là aussi une source de fonds complémentaire, ils ne répondent, pour le moment, pas aux besoins en accompagnement et structuration dont ont besoin les entrepreneurs. L’illusion de pouvoir "lever" de l’argent plus facilement peut au final s’avérer dommageable lorsqu’à défaut de se concrétiser, la promesse fait perdre un temps précieux en énergie et en temps de réflexion sur le modèle économique de l’entreprise. »   Dans un autre registre, pour les industries culturelles et créatives, des levées de fonds  par l’intégration au capital de nouveaux investisseurs, telles qu’en ont connu les licornes françaises Deezer (160 millions d’euros en 2018) ou Devialet (100 millions d’euros en 2016) ces dernières années - si elles demeurent exceptionnelles face à de grands groupes majoritairement américains ou asiatiques - permettent d’opérer de véritables changement d’échelle et d’explorer de nouveaux marchés. Le décalage avec ce que Philippe HENRY appelle les « micro-entreprises culturelles »  semble trop important pour permettre des comparaisons, mais il importe de comprendre les modèles économiques dominants, y compris pour définir des alternatives éclairées. Il n’en demeure pas moins que la question de la constitution d'un "capital" (haut de bilan) des organisations culturelles, non seulement ne s’oppose pas à une gestion désintéressée en faveur de l‘intérêt général, mais représente un réel levier de liberté économique. Le développement de la capacité d'autofinancement des organisations culturelles et la création d'activités diversifiées, voire connexes à l'activité historique, doivent (re)prendre du sens dans les structures pour penser leur indépendance et leur pérennité. L’ensemble des ces éléments doivent donc être intégrés dans la stratégie de financements de l’organisation, qui elle-même impacte sa stratégie globale. > f. Territoires Les territoires évoluent dans un contexte d’accélération des cycles économiques, de transitions écologique et énergétique, d’explosion des mobilités, de mutations liées au numérique et à la digitalisation de la société qui impliquent une transformation du travail et une grande diversité des modèles de développement territorial. Dans l’enquête « Françaises, Français, etc… » , les premiers marqueurs qui font le dynamisme d’un territoire sont les traditions et initiatives locales, devant les infrastructures, le patrimoine et les paysages. Ceci caractérise le besoin des personnes  de se raccrocher à une origine, à une identité et une histoire, autant de valeurs que porte le territoire et que peuvent légitimement incarner les opérateurs culturels et créatifs implantés. « Paysages, histoire, mémoire, origine, traditions, vivre ensemble, cette étude dit tout de la manière dont un territoire aujourd’hui projette une identité appropriée par les individus, les ancre dans le temps d’une histoire collective et crée de la différenciation dans la mondialisation. Dans toutes ces dimensions, le territoire offre aux Français une identité, une authenticité, une forme de vérité. (…) Impossible d’ailleurs de savoir d’où vient réellement cette phrase reprise partout et par tous : "On ne peut donner que deux choses à ses enfants : des racines et des ailes", tantôt proverbe juif, maxime chinoise ou citation hindoue… mais toujours issue d’une culture ancestrale ! ». Les récentes rencontres « Art et culture en territoires ruraux » ont mis en évidence que « le territoire conçu comme un bien commun facilite la création de ponts entre les acteurs culturels et ceux d’autres champs. On voit ainsi des rapports de voisinage se transformer en collaborations, ponctuelles ou plus pérennes »  autour de sujets aussi divers que l’organisation d’un festival, l’identité au travail, les questions environnementales, le tournage d’un film documentaire… au sein d’endroits inhabituels. Ceux-ci sont ainsi « autant d’espaces d’investigation et de recherche où s’explorent de nouvelles relations entre oeuvres, artistes, voisins, habitants qui, plus que "publics", deviennent tour à tour spectateurs, témoins, complices, modèles, amateurs, passeurs… ». Les nouvelles intercommunalités issues de la loi NOTRe n’ont pas toutes prises la compétence culturelle, mais approcher les collectivités territoriales, voire les entreprises, sous l’angle de l’implantation et/ou de l’action locale permet aux organisations culturelles de revendiquer une place centrale dans la vie locale, voire d'aménagement et de développement des territoires, dans une logique assumée de « Think global, Act local »  , en accord avec les valeurs d’émancipation de la filière. Les territoires demeurent aussi des enjeux de maillage culturel pour le Ministère de la culture et dans la mission de coordination du plan « Culture près de chez vous » confié à Bernard LATARJET en avril 2018, celui-ci considère des « territoires culturels prioritaires », imposant « un véritable travail de terrain "sur mesure" » ainsi que « de nouvelles méthodes permettant une médiation et un accompagnement au plus près des populations qui sont aujourd’hui les plus éloignées de l’offre culturelle ». Le ministère « accompagnera la mobilisation, la concertation et l’accompagnement des acteurs dans la dynamique de ce plan ». On pourra également noter la nouvelle convention-cadre 2018-2021 entre la Fédération des parcs naturels régionaux et le ministère de la Culture en faveur des territoires ruraux, « autour des objectifs partagés de préservation et de valorisation du cadre de vie, de développement de la vie culturelle et de tourisme culturel durable ». > g. Education et médiation « Les fonctions de médiation s’appuient tout autant sur la compréhension des processus de création des artistes que sur une connaissance fine du territoire et de ses réseaux humains. Les espaces et les formes de participation se travaillent au quotidien surtout si l’on souhaite mener des projets fédérateurs. »   L’éducation artistique et culturelle est centrale dans les dispositifs de médiation, et un large accord s’est fait sur l’idée que cette éducation a une triple dimension : le contact avec les œuvres, les pratiques, la connaissance des arts. L’implication des artistes et opérateurs culturels s’est développée, et les partenariats avec le milieu scolaire deviennent réalité. Pourtant, force est de constater que « la place de l’art dans les cursus scolaires demeure marginale, et seulement 24% des élèves - et même seulement 10% selon d’autres chiffres - sont touchés par un dispositif d'éducation artistique et culturelle, et les obstacles récurrents demeurent, politiques, organisationnels, financiers, pédagogiques… » . Penser la place de l’usager et les activités "Human Centered" (centrées sur la personne, dont le Design du même nom) ont en commun de mesurer l’ampleur de l’impact et de fournir des méthodes utiles qui tirent parti de l'empathie, de la création de sens et du prototypage, pour inspirer le développement d'expériences humaines axées sur le plan émotionnel et fonctionnel. Ces "expériences utilisateurs" se développent en particulier dans les domaines technologiques : jeu vidéo, mapping, réalités virtuelle et augmentée, dispositifs d’immersion… Certains musées ou lieux de diffusion ne s’y trompent pas et se sont récemment transformés en de véritables laboratoires d’expérimentation pour inventer de nouvelles scénographies et interactions avec les œuvres, y compris à distance via des applications et/ou des outils multimédia.  Des centres de culture scientifique « réinventent leurs modèles de médiation aux sciences en s’appuyant sur les méthodes d’intelligence collective des "living labs" et les outils de prototypage rapide des "fab labs". Ces centres de nouvelle génération proposent des espaces multiples à dimensions sociales et fonctionnelles, comprenant autant de salles d’exposition interactives, cafés des savoirs, ateliers, salles de créativité, que d’espaces de test de dispositifs numériques » . Autant d’outils et de processus qui permettent de réduire les distances entre les disciplines et vis-à-vis des oeuvres et de renforcer les pratiques et la connaissance des arts. On peut noter également comment les musées et les grands magasins s’influencent mutuellement pour créer de meilleures expériences pour leurs visiteurs. Une nouvelle vague de consommateurs est à la recherche d'expériences enrichies qui allient lieu, technologie, culture et divertissement, ainsi qu’une soif de renouvellement constant. « L'équation du commerce de détail est passé de la transaction à l’expérience, à l'idée de transformation, ce qui est de moins en moins ancré dans un endroit particulier. Cette tendance s'infiltre également dans les musées. Visiter un musée, ce n'est pas seulement voir les artefacts et les chefs-d'œuvre de la collection, mais aussi la transformation qui s'opère à l'intérieur. Les musées changent parce que les attentes des gens changent. » Selon Bruno PEQUINOT « la médiation culturelle comme action consiste à permettre à un public d'accéder à la dimension spécifiquement esthétique d'une oeuvre d’art » . Jean-Michel LUCAS s’oppose à cette définition car avec le référentiel des droits culturels, « le médiateur culturel sait maintenant le rôle nécessaire qu'il doit jouer dans la démocratie comme acteur de la reconnaissance des personnes et comme fournisseurs d'outils d'interconnexions entre les dignités culturelles… Le combat pour la valeur d'intérêt général de la médiation culturelle est donc politique, il n'est pas dans le bricolage des pratiques sur un terrain déjà bien bousculé par le recherche systématique de nouveaux publics, plus exactement de nouveaux consommateurs » mais dans « la mission éthique du médiateur culturel comme bâtisseur infatigable du vivre ensemble et des interconnexions des dignités culturelles. »  > h. RH et gestion des talents Si les tâches sont souvent enrichissantes et les niveaux de formation élevés, la qualité de l’emploi dans le champ culturel est marquée par une grande précarité et flexibilité pour de nombreux salariés. Le repli du salariat va de pair avec un fort désir d’entrepreunariat, la diversification des métiers et la polyvalence des missions sont des réalités intégrées et l’importance toujours plus grande du numérique permet de dématérialiser certaines pratiques. Il s'avère primordial d’intégrer de plein droit ou de renforcer la fonction de gestion des ressources humaines - dite aussi "des talents" - dans les organisations culturelles et créatives. En effet, définition des postes, modes de recrutement, gestion des carrières, formation continue, niveaux de rémunérations, évaluation des performances, gestion des conflits, relations sociales et syndicales, implication du personnel, conditions de travail et équité, sont autant de chantiers à ouvrir dans des structures qui - sous couvert d’activités porteuses de sens et mobilisant des champs de motivations extrêmement larges - ont souvent fait l’impasse sur ces fondamentaux. La filière nécessite pourtant des connaissances spécialisées, en particulier du côté de la gestion et de l'administration. Il peut s'agir par exemple de planification financière, de cadres juridiques, de négociations contractuelles, de marketing, ou d'autres procédures administratives. Autant de "fonctions support", nécessaires au bon déroulement des activités du coeur de métier de l’organisation : création, édition, production, diffusion, conservation… Le Guide des Métiers du Spectacle Vivant indique d’ailleurs que « le chantier est sans fin mais indispensable pour reconnaître les métiers à leur juste valeur, organiser la co-activité et anticiper l’avenir : penser les identités professionnelles pour créer du commun » . Définir les cadres d’emploi d’une personne au sein d’une organisation ne signifie pourtant pas qu’elle doive perdre la fougue de son implication, bien au contraire ! Il s’agit  plutôt de canaliser / optimiser l’engagement, autour de ces "soft skills" (compétences sociales et émotionnelles) dont nous avons parlé précédemment  - si difficile à développer dans d’autres domaines - afin de faire de chaque collaborateur un levier pour l’intelligence collective. La Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) est définie par le Ministère du Travail comme « une méthode pour adapter – à court et moyen termes – les emplois, les effectifs et les compétences aux exigences issues de la stratégie des entreprises et des modifications de leurs environnements économique, technologique, social et juridique ». La GPEC est ainsi une démarche de gestion prospective des ressources humaines et des talents. Elle doit permettre d’appréhender, collectivement, les questions d’emploi et de compétences et de construire des solutions transversales répondant simultanément aux enjeux de tous les acteurs concernés : les entreprises, les territoires et les actifs. Les GPEC de filière et celles de territoire sont des outils mobilisables par les politiques, les institutions et les acteurs afin d'appréhender collectivement les enjeux globaux de la filière culturelle. Anthony FREMEAUX aborde la question des compétences des collaborateurs en parlant du « portefeuille individuel et collectif des talents : les technologies de DataVisualisation / Cartographie d’informations, en particulier "Les Arbres de Talents" permettent de rendre visibles les talents portés par le collectif. Elles produisent une vision globale et structurée des talents mobilisables à partir de l’expression des acteurs. Elles rendent compte du travail réel et possible plutôt que du travail prescrit. La logique est systémique : "bottom up" plutôt que "top down" » . Il s’agit d’approches assez nouvelles dont le secteur culturel doit s’emparer pour assurer la nécessaire adaptation aux changements en cours, tout en conservant ses prérogatives liées à la créativité. Allant de paire avec la professionnalisation de la filière, on constate cependant une forme de « désengagement relatif" d’une nouvelle génération d’acteurs culturels (spécificité de la génération Y ?) qui, tout en assurant leurs missions et tâches professionnelles, souhaitent les exercer dans un cadre d’emploi et une organisation de structure stables, et éventuellement s’impliquer bénévolement dans une autre organisation. Cela semble incompréhensible à certains dirigeants, voués corps et âmes depuis des années à "leur" structure, oubliant les frontières travail / vie privée, alors que nous devrions voir dans le cadre d’emploi attendu un gage d’efficacité et dans le bénévolat extérieur une source d’enrichissement mutuel. Ce dernier point est d’ailleurs une réalité au sein des emplois mutualisés (via un groupement d’employeur en particulier) qui nécessitent des fiches de postes et des missions très définies dans chaque entreprise culturelle, mais dont les tâches et cadres de travail variés permettent une montée en compétences multiples du salarié, au bénéfice mutuel des structures dîtes utilisatrices. > i. Management « La mauvaise qualité des relations de travail constitue le frein le plus massif au dynamisme de l’économie française. (…) D’un point de vue statistique, les relations sociales semblent expliquer la quasi-totalité des mauvaises performances françaises. »  Peu de responsables politiques, de représentants d’institutions ou de structures culturelles, quelle qu’en soit la taille, revendiquent la fonction de "manager". Pourtant elle revêt un rôle déterminant pour la structuration des organisations et doit être intégrée de plein droit, pour répondre aux enjeux d’innovation et de transformation de la filière. « Aujourd’hui, on peut considérer que le personnel est largement éduqué et sait appréhender la complexité. Ce n’est plus la capacité physique de la "force de travail" qui compte mais sa capacité cognitive, qui va lui permettre non plus de fabriquer à la chaîne des produits identiques mais d’adapter l’offre en permanence pour faire face aux évolutions rapides de la demande et de la concurrence. Quant à l’environnement de l’entreprise, il a connu, ces quinze dernières années, des bouleversements considérables dont les GAFA offrent une parfaite grille de lecture. A l’ère de Google, l’information est libre et ouverte, et plus seulement l’apanage du chef. A l’ère d’Amazon et du cloud, l’individu peut disposer de ressources jadis réservées aux organisations. A l’ère de Facebook, les relations ne se définissent plus selon des axes verticaux et horizontaux mais se développent en réseaux, souvent au-delà des frontières de l’entreprise. Enfin, à l’ère d’Apple, de l’iPhone et de l’iPad, ce sont la géographie et la temporalité du travail, ses locaux et ses horaires, qui volent en éclat. Rapport à l’information, aux moyens, aux personnes, au temps et à l’espace ; autant de ruptures fondamentales que ne peut ignorer le management. »  Le responsable culturel doit donc privilégier les capacités d’adaptation de ses collaborateurs et au sein de ses équipes, pour servir la stratégie générale. Promouvoir l’initiative, favoriser la réflexion et la créativité, mobiliser la capacité d’apprentissage, deviennent des priorités du manager pour répondre aux enjeux actuel, en particulier dans un monde numérique marqué par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté ("VUCA" ). Ludovic CINQUIN développe les fondements du management contemporain : donner du sens ; développer l’autonomie ; ouvrir l’information ; développer l’agilité et les approches itératives ; insister sur le droit à l’erreur. Il s’agit ainsi de privilégier la dimension humaine du manager, pour en priorité développer le potentiel des collaborateurs. « Il lui faudra lui-même progresser et acquérir des techniques et des compétences nouvelles mais, pour que cette révolution s’accomplisse, c’est à toute l’entreprise qu’il appartiendra de faire évoluer son organisation, ses systèmes d’évaluation, d’incitation, de promotion et de formation. En un mot, sa culture ». Si nous pouvons considérer que les acteurs culturels sont ainsi mieux armés pour intégrer ces techniques et attitudes centrées sur la relation et demandant de l’agilité, les mettre en application au sein de leurs organisations demandera un important travail de formation des cadres, qui peut s’avérer difficile. Un autre challenge s’adresse aux managers actuels et à ceux de demain : celui de la transition et de la transmission des organisations, qui va devenir cruciale avec les départs en retraite des cadres artistiques et culturels des trente dernières années. Puisque la fonction managériale est peu intégrée, nombre de structures vivent à la seule "force du poignet" de leur dirigeant historique qui les incarne, dans des modèles d’organisation peu transférables en l’état. Il s’agit d’une responsabilité également publique, que les politiques et institutions (parfois elles-mêmes concernées…) doivent anticiper afin d’éviter des déséquilibres potentiellement importants au sein de la filière. L’initiative "Talent de leader" , mise en place depuis 3 ans par le Conseil des ressources humaines du secteur culturel (CRHSC) canadien, s'appuie sur des formules de mentorat structuré et au long court pour permettre le partage d’expérience et la transmission de savoir-faire des cadres en fin de carrière, au bénéfice de jeunes dirigeants de structures ou d’acteurs à mi-carrière. C’est dans une stratégie d'anticipation que réside le succès de l’opération. > j. Communication et médias sociaux Associée aux fonctions support, la communication (étendue au marketing chez les anglo-saxons) résonne avec les questions d’identité, d’une organisation comme de ses projets, et d’engagement interne (équipes) et externe (partenaires et "publics-usagers"). Elle est donc essentielle pour cultiver la compréhension et la "porosité" des organisations. Les transformations des médias traditionnels (presse écrite, radios, télévisions) et la création accélérée de médias (dont les réseaux sociaux) et des supports de communication (sites web, newsletters, blogs, publications…) nécessitent des techniques et des compétences professionnelles spécifiques et ancrées dans les réalités et le fonctionnement de la filière.  Les distances entre émetteurs et récepteurs se réduisent et on constate une forme de "désintermédiation", somme toute relative. En effet, si les fonctions évoluent - le nouveau métier de "community manager" par exemple a connu une développement exponentiel dans les organisations - la créativité reste liée à la confrontation humaine. Depuis dix ans, Fred CAVAZZA  établit un Panorama des médias sociaux et suit les évolutions des tendances de ces médias toujours plus puissants et parfois contestés (voir le scandale de Cambridge Analytica). « Des plateformes sociales comme Facebook, Twitter ou Telegram sont devenues de véritables supports d’expression citoyenne et politique », et quatre d’entre elles revendiquent une audience supérieure à un milliard d’utilisateurs (Facebook, Whatsapp, Messenger, Wechat et bientôt Instagram), ce qui fait dire à Fred CAVAZZA que « les médias sociaux sont le nouvel opium du peuple ». Avec plus de 3 milliards d’utilisateurs dans le monde, l’importance des médias sociaux n’est plus remise en question en tant que vecteur de transmission de l’information ou de distribution de contenus. Mais il convient d’adapter les pratiques de communication aux médias et leurs spécificités et penser leur complémentarité pour maximiser l’efficacité de la communication. « L’objectif poursuivi n’est pas de remplacer les médias traditionnels, mais d’avoir une approche holistique des différentes formes de communication : publicitaire (centrée sur l’offre) ; affinitaire (reposant sur les centres d’intérêt des cibles) ; transactionnelle (privilégiant l’efficacité) ; relationnelle (mettant l’accent sur la satisfaction et la fidélisation). Certes, cette approche holistique nécessite de passer d’une communication parfaitement maitrisée (contenus, formats, diffusion…) à une communication malléable (adaptée aux cibles et aux supports). »   Là encore, les acteurs culturels et créatifs ont une carte privilégiée à jouer, considérant la proximité, l’engagement et la relation particulière que nous entretenons avec la culture, pour faire de la communication un outil d’émancipation. Les cultures dîtes "populaires" entretiennent des liens de proximité privilégiés et sont à ce titre des leviers possibles de mobilisation. La notion "d’influenceurs" est d’ailleurs essentiellement adossée à des artistes ou des créateurs, pour ce qu’ils incarnent en terme de valeurs et d'image, et ce qu’ils créent en terme de tendances. Associés à une identité et un cadre éthique, ils peuvent être des vecteurs d’une transition culturelle au service de la société de la connaissance. > k. Numérique, technologies et big data Comme nous l’avons vu, les intersections et croisements ne manquent pas entre culture et numérique et l’adaptation à la technologie, que ce soit en termes de création, de production, de diffusion comme de protection intellectuelle, est l’un des enjeux qui se pose aujourd’hui à la culture. Le passage au numérique est par conséquent devenu une priorité tant culturelle que politique ou économique pour les organisations et établissements qui doivent ainsi assurer de nouvelles tâches professionnelles.  Nombre d’acteurs ont déjà su en faire un atout au service de leur pratique, prenant conscience de la participation des publics, des phénomènes de collaboration et de la culture de la convergence (« les frontières semblent s’effacer entre les médias, les producteurs et les usagers, au profit d’une vision plus contestée et plus ludique du monde » ), mobilisant des communautés d’usagers autour de projets culturels. On assiste à des changements de fond, dont une glissement vers une nouvelle économie de l’usage (ou de la fonctionnalité) : le streaming, après les risques du téléchargement, a ainsi relancé les industries musicales et audiovisuelles. Certains musées et lieux patrimoniaux ont en effet intégré la technologie pour numériser leurs collections, présenter des visites en réalité augmentée (3D) comme le Musées des Tissus et des Arts décoratifs de Lyon avec des tables connectées, des murs digitaux, des bornes interactives et didactiques, afin de proposer un parcours sensoriel personnalisé pour chaque visiteur. Par l’intervention d’artistes contemporains et de technologies spécifiques notamment digitales, les Carrières de Lumières donnent à voir autrement le patrimoine, en utilisant un mode de transmission "transformatif" du patrimoine. Afin de compenser les limites de son lieu, le Musée français de la photographie à Bièvres a recréé en ligne l’ensemble des missions assumées par un musée physique (conservation, commissariat, médiation, éducation,…) autour de 25.000 pièces numérisées ainsi que d'une dizaine d’expositions numériques thématiques. Grace à la technologie holographique, en avril 2018, 3.000 personnes ont assisté au concert que donnait Roy Orbison, décédé 30 ans plus tôt, à l'Aréna Motorpoint de Cardif (avec BASE Holograms). Frank Zappa, également décédé, s’est produit en tournée dans le courant de l’année (avec Eyellusion), et d’autres artistes, plus vivants, réfléchissent à se faire remplacer en live ou à se démultiplier un jour de lancement d’album. Un peintre de rue français, Pascal “PBOY” Boyart, a gagné 1.000$ après avoir ajouté un code QR Bitcoin sur ses murs de travail, pour permettre à n'importe quel possesseur de smartphone et d'un portefeuille Bitcoin d’effectuer un paiement numérique directement en sa faveur. Nous pouvons également citer les serious games, le transmedia, les nouvelles écritures de la webcreation (œuvres qui renouvellent les écritures audiovisuelles en se basant sur des procédés narratifs qui intègrent les spécificités de l’Internet, comme l’interactivité),  souvent transdisciplinaires et qui participent d’une révolution des pratiques et représentent autant d'opportunités à saisir. Toutefois, le recul que nous avons depuis les années 2000 sur la longue traîne ("long tail") du numérique, selon laquelle 20% des activités / organisations en fer de lance, entraineraient les autres 80% dans une logique vertueuse a fait long feu. Il faut donc rester vigilant vis-à vis de possibles mirages numériques. Malgré les opportunités incontestables, cette numérisation massive est aussi parfois synonyme de confusion et de propagation de pratiques, technologies, formats et supports les plus divers, des plus fragiles au moins transparents. Au delà de ces exemples, des tendances lourdes se dessinent et ont déjà un impact important sur la filière créative : - la technologie blockchain permet de créer techniquement une empreinte numérique unique et infalsifiable pour chaque œuvre d’art, d’enregistrer ses œuvres, de les localiser, de tracer leur provenance ou encore de les authentifier. Cependant la blockchain ne donne aucune garantie de gouvernance et les externalités en terme d’énergie mobilisée par le processus de pair à pair peuvent représenter un frein à son développement  ; - le "big data », ou volumes massif de données, est parfois présenté comme la dernière étape de la troisième révolution industrielle. Il s’agit d'une solution dessinée pour permettre à tout le monde d’accéder en temps réel à des bases de données géantes. Associé a l’open data (dont l'accès et l'usage sont laissés libres aux usagers), il représente une opportunité inédite en terme de ressource pour le secteur créatif. Le Big Data présente néanmoins de réels risques pour la sécurité des données et leur gouvernance, ce que borde le récent Règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) de l’union européenne, instituant ce droit à la protection comme fondamental ; - nourrie de big data, l’intelligence artificielle (IA ou "machine learning") se développe de manière accélérée dans chaque domaine de la société. Le web sémantique par exemple est un système qui permet aux machines de comprendre et de répondre aux demandes complexes de l'homme en fonction du sens de ses demandes. Cela exige que les sources d'information pertinentes aient été structurées au préalable, et les acteurs culturels doivent absolument participer à la création de balises sémantiques qualitatives et porteuses du sens qu'ils incarnent, en particulier éthique. L’IA s'intègre aussi aujourd’hui à une très grande partie des processus créatifs, qu’elle facilite ou dont elle permet le développement, et pourtant la culture représente des métiers et pratiques non-substituables par la machine, ce qui lui donne un caractère d'exception. L’aventure commune des technologies numériques et de la culture ne fait que commencer. N’oublions pas que le contenu prime pour toutes ces technologies, la valeur créative demeure donc centrale et les enjeux éthiques sont à construire en continu. S’il est nécessaire de les maîtriser, il importe que les opérateurs culturels ne confondent pas outils et finalités. > l. Veille, ressource et statistiques Le secteur culturel et créatif français est assez bien doté en terme d’agences statistiques et de ressource qui, associées à une recherche universitaire active, participent à la compréhension globale et à l’analyse fine de la filière. Elles aident à appréhender les réalités socio-économiques, donnent des repères indispensables à l’approche des enjeux de complexité du secteur culturel, sont des vecteurs de compétences et des outils de compréhension et de prise de décision, tant en matière politique qu’opérationnelle. Si l’information existe et qu’elle est organisée, un travail de veille est absolument indispensable au sein des institutions et des structures : « La veille stratégique est le processus informationnel par lequel l'entreprise détecte et traite les signaux annonciateurs d'événements susceptibles d'influer sur sa pérennité. Le but de la veille stratégique est de permettre à l'entreprise de réduire son incertitude, notamment en anticipant les ruptures pouvant se produire dans l'évolution de son environnement socio-économique et technologique. »  Associée à une démarche de R&D dans l'organisation, la veille stratégique est ainsi un outil indispensable à un management agile (mobilisant ses parties prenantes) et permet de rester connecter avec son environnement. « Sans acteurs mobilisés, informés et faisant vivre le système d’information, un dispositif de veille stratégique ne peut pas fonctionner de manière efficiente. (…) En sous estimant l’importance de l’anticipation, [les organisations] finissent parfois par être démunies pour capter les signaux faibles (en termes de marché, produits, technologies...), voire faiblement réactives face à certains signaux forts » . Veille stratégique et veille technologique doivent aller de paire, pour participer à une structuration à 360 degrés des organisations comme des institutions. > m. Evaluation L'évaluation dans la culture ne peut se résumer pas à quelques "KPI" , indicateurs clés de fin de l’action ayant pour fonction de la vérifier. Elle n’est pas non plus une simple affaire technique réservée à quelques administratifs de la quantification mais se rapporte à la notion de valeur, en particulier celle d’intérêt général. Toute évaluation doit être au coeur du projet politique, qu’il soit national ou territorial, et du projet de chaque organisation, afin de garantir la cohérence avec son environnement et corréler les indicateurs de performance avec les objectifs politiques et/ou stratégiques. « L'évaluation est une nécessité car, sans elle, une politique publique se trouve vite dépassée par d'autres politiques publiques plus soucieuses de faire partager leurs finalités à la démocratie. L'évaluation est donc un temps d'ouverture, un temps de risque pour convaincre du bien fondé des valeurs, des finalités, des objectifs, des programmes d’actions, face à d'autre valeurs, d'autres finalités, d'autres programmes d'actions. C'est un cadre de négociations, non un catalogue de certitudes dogmatiques sur les bienfaits de la politique culturelle. »  Compte tenu des enjeux du secteur culturel (de connaissance, démocratique, d’émancipation, etc…), il est nécessaire de concevoir l’évaluation dans un processus dynamique, en concertation avec les parties prenantes, et de l‘inscrire dans une approche circulaire, d’amélioration continue. Si des indicateurs quantitatifs sont nécessaires à la bonne appréhension de la complexité, le référentiel des droits culturels est une base solide pour l’évaluation, tant des politiques publiques, que des dispositifs, des projets et des actions des institutions et des opérateurs. Nous pouvons ainsi évaluer politiques, dispositifs et actions à l’aune des droits culturels : - en mettant en rapport chaque action et/ou projet avec les principes de l’Observation générale 21 du Pridesc  ; - en dressant une analyse détaillée des obstacles qui empêchent les personnes d’accéder et de participer à la vie culturelle ;  - en identifiant et partageant les bonnes pratiques pour la promotion et la protection des droits culturels au niveau local, national et international ;  - en rendant des comptes, via un soutien public transparent, aux institutions et opérateurs culturels et en évaluant le service public qu’elles réalisent ;  - en se dotant de protocoles éthiques. Cette question générale de la structuration et de la montée en compétence visant à reconnaître l’ingénieur, intégrer l’innovation, expertiser de nouveaux modes d’organisation et intégrer une socio-économie de la culture peut sembler éloignée de la vision stratégique et politique que porte l‘ingénierie culturelle. Pourtant c’est bien dans ce lien fort entre les valeurs, les paradigmes et les pratiques que l’ingénierie culturelle trouve son sens profond et sa légitimité.  Ainsi les sujets présentés de gouvernance, de RSE, d'éthique, de droit, de propriété intellectuelle, de transformation des lieux culturels, de financement, de territoires, d’éducation, de médiation, de RH, de management, de communication, de médias sociaux, de numérique, de technologies, de big data, de veille, de ressource, de statistiques, et d’évaluation représentent autant de savoir-faire complexes interdépendants et indissociables des questions politiques qu’ils viennent eux-mêmes interroger et nourrir. Les éclairages sur ces concepts, méthodes, processus fonctionnels et outils structurels qui sont à la fois en action et des enjeux pour la filière culturelle dans son ensemble, participent de l'approche globale du secteur et représentent des éléments structurants de l‘ingénierie culturelle. Le fil rouge d’émancipation des personnes et de la responsabilité engagée par les organisations culturelles et créatives demeurent des atouts stratégiques pour la rencontre avec l'intérêt général et le bien commun.