Coopération et co-construction
- 1. L’ingénierie culturelle, vecteur de confiance des écosystèmes
- 2. Changement de paradigme et transversalité des approches de filières
Comme nous le présentions précédemment, « prendre soin de soi oblige à prendre soin des autres et de nos environnements à partir du moment où l’on pense relations et liens entre les parties et le tout, en interactions » . L’ingénierie culturelle porte cette vision globale et de mise en liens permanente entre tout et parties. Cependant, pour créer la confiance et les conditions nécessaires au fondement d’interactions positives, il convient de comprendre les mécanismes en jeu et de mobiliser et un certain nombre de ressorts.
Le travail réalisé par Pablo SERVIGNE et Gauthier CHAPPELLE, intitulé « L’entraide, l’autre loi de la jungle » apporte en la matière des éclairages à la fois nouveaux (la loi du plus fort est démontrée comme erronée et mythologique) et solidement étayés par 30 ans de recherche. S’ils soulignent le risque de l’ouverture à l’autre, « les sentiments de sécurité, d’égalité et de confiance » permettent de le surmonter et de faire régner une certaine cohésion, nécessaire au relâchement et à la confiance pour une implication entière en faveur du « bien du groupe », ce qui réduit les coûts de transaction et d’organisation et rend les collectifs plus efficaces. A partir de ce puissant sentiment d’appartenance et de l’attachement profond à l’intérêt collectif qui en découle, les intérêts individuels sont transcendés et alors « le groupe émerge en tant qu’entité, prend vie et devient surpergorganisme ».
Il appartient donc à l‘ingénierie culturelle de mobiliser les moyens d’émergence de ces sentiments de sécurité, d’égalité et de confiance, qui renvoient tant au cadre politique qu’à l’éthique, afin que l’écosystème culturel puisse apparaître comme tel. Cela « revient à provoquer un lâcher-prise radical et généralisé de tous les ego d’un groupe et à les rassurer quant au fait qu’ils ont tout à gagner à s’ouvrir, c’est à dire à se laisser transformer par les autres. Alors, et alors seulement, la réunion des individus présents peut donner plus que la somme de leurs égo, si remarquables soient-ils. C’est la force du superoganisme ».
H2 University représente l’intelligence collective comme cette capacité du groupe à élaborer et agir ensemble grâce à la puissance du lien, dans un environnement complexe et en perpétuel mouvement. Cette faculté collective devient une compétence fondamentale pour innover, apprendre et se développer, autour d’objectifs communs.
Créer un climat de coopération et pondérer la compétition (on parle alors de "coopétition" ) permet aussi de laisser la créativité de chacun s’exprimer et de faire naître des idées et des solutions de qualité supérieure à celle des avis individuels, permettant le déploiement de l’intelligence collective, elle-même source d’une cohésion renforcée.
La coopération demande cependant une coordination forte et « pour coopérer, les gens doivent non seulement se faire confiance mutuellement, mais doivent aussi se coordonner sur la base de normes sociales que tout le monde comprend » . De plus, « les gens apprennent à plus coopérer lorsque la probabilité d’interaction future est plus élevée » . Les clusters et les PTCE précédemment évoqués sont des modèles de structuration coordonnés, normés et supports de stabilité dans le temps. Les réseaux culturels formalisés, les concertations territoriales et autres "contrats de filière" en développement (objets de démarches co-construites entre Etat, collectivités et acteurs) sont également des outils de coordination et de normalisation sociale, vecteurs de prévisibilité. Autant de dispositifs (parmi d’autres) que l‘ingénierie culturelle est en capacité de mobiliser pleinement, pour créer les conditions favorables à des coopérations écosystémiques et penser l’avenir en commun. Il s’agit aussi de réunifier la filière grâce à des dispositifs de concertation et d’évaluation permanents.
« Ce qu’on appelle culture au sens large, "cette capacité de transmettre des informations non pas sur des hommes ou des lions, mais sur des choses qui n’existent pas" , ce langage symbolique, c’est ce qui nous a permis de coopérer en très grands groupes avec une souplesse et une inventivité sans égales. Ce sont les histoires et les mythes qui permettent de souder les groupes, de créer un récit commun, de soulever des foules, de produire des extases collectives (passer de l’état "singe" à l’état « abeille") et d’étendre rapidement les mécanismes d’entraide à travers le temps (entre générations) et l’espace (communication, livres, etc.). Pour nous, le rythme de l’évolution culturelle est devenu beaucoup plus rapide que celui de l‘évolution biologique. »
Le secteur culturel est le lieu privilégié d’invention permanente du récit commun de l’humanité, servant à la fois de ferment pour sa propre cohésion et la transformation de l’ensemble de la société. Il appartient ainsi à l’ingénierie culturelle de porter cette ambition, de la formaliser et de mobiliser l’ensemble des composants structurels, socio-économiques, éthiques et politiques en cohérence globale.
Nous l’avons vu, la culture ne se réduit pas au seul champ artistique et créatif et ne peut plus reconduire les modèles socio-économiques qui ont sous-tendu son développement. Penser en termes de disciplines, d’esthétiques, de corporatismes, de modèles dominants, de fonctionnements en silos, etc. ne permet pas d’envisager la complexité du secteur et de répondre aux enjeux liés à l’indispensable transformation de la filière globale. Or, cette nécessaire mutation en cours s’inspire non seulement d’autres branches et d’autres modèles pour se structurer, mais implique surtout une porosité positive à double-flux, endogène et exogène : le partage de cadres éthiques et de perspectives communes en faveur de nouvelles solidarités et d’un développement durable, sont autant de promesses de ré-générescence de la filière, que des atouts qui lui (re)donnent une place centrale et une légitimité au sein d’une société de la connaissance humaniste et émancipatrice.
Dans « Un nouveau référentiel pour la culture », Philippe HENRY s’interroge ainsi : « Au minimum, il s'agirait de mieux accepter la nécessité, pour le monde de l'art de relever d’un référentiel idéologique reconfiguré et d'aller vers un mode interne de développement plus dialectique, fondé sur deux piliers interdépendants et de même importance en termes tant de reconnaissance que de moyens. Le premier pilier prolonge l'héritage du passé. Sur l’exemple du spectacle vivant, il donne la priorité à l'oeuvre textuelle et/ou scénique produite par des professionnels, à la culture des professionnels de l'art, même si toute une série d’actions d'accompagnement et de médiation est également mise en place pour des publics désormais diversifiés. Il reste encore aujourd'hui dominant. Ce qu'on aimerait pouvoir appeler le second pilier est de fait présent, mais encore très largement minoré par les milieux artistiques eux-mêmes et les politiques culturelles publiques. Il se développe sur la base d’une confrontation et d'un croisement permanents entre la culture des professionnels de l'art et la culture d'autres mondes sociaux, d'autres territoires, d'autres individualités. Il se construit à partir d'une relation plus symétrique entre professionnels et non professionnels de l'art et travaille constamment sur des questions d'inter-culturalité. Il met l'action culturelle au coeur du projet artistique et ne la tient pas pour un simple complément d'une oeuvre artistique préalablement produite.»
Aujourd’hui, l’ingénierie culturelle est à même d’incarner ce changement de paradigme, et de porter une vision stratégique agile pour accompagner l'évolution politique nécessaire, mobiliser les nouveaux processus et outils fonctionnels et favoriser des approches trans-sectorielles approfondies et mutuellement bénéfiques.
Nous entrons ainsi dans l'ère combinée du "co" : co-opération, co-innovation, co-construction, co-design… et du "trans / inter" : trans-disciplinaire / inter-disciplinaire, trans-sectoriel / inter-sectoriel, trans-territorial / inter-territorial, … « Les tendances et grands enjeux du futurs sont à un développement plus que jamais systémique : innovation et nouveaux paradigmes du développement au niveau individuel (Ego), collectif (Equipes), des structures (Entreprises – Collectivités) et temporel (Epoque). L’innovation est aujourd’hui à redonner du sens, situer l’Ethique comme moteur du process d’adaptation et d’innovation, améliorer la qualité du service et remettre le citoyen au cœur de l’action publique, faciliter les transformations organisationnelles et le processus de développement de l’innovation par des pratiques collaboratives à tous niveaux en co-construisant des réponses. »
. Les Objectifs de Développement Durable (ODD)
Le 1er janvier 2016, les dix-sept Objectifs de Développement Durable du Programme de développement durable à l’horizon 2030 de l'ONU – adopté par les dirigeants du monde en septembre 2015 lors d’un Sommet historique des Nations Unies – sont entrés en vigueur. « Au cours des 15 prochaines années, grâce à ces nouveaux objectifs qui s’appliquent à tous, les pays mobiliseront les énergies pour mettre fin à toutes les formes de pauvreté, combattre les inégalités et s’attaquer aux changements climatiques, en veillant à ne laisser personne de côté. »
Les Objectifs du Développement Durable créent un nouveau cadre pour l’innovation et invitent une grande pluralité d’acteurs et d'organisations à s’engager, et ce n'est que par l'ingénierie que la culture pourra réaliser ces objectifs.
En effet, l’atteinte des ODD dépend de la capacité à décloisonner l’action de ces acteurs, à valoriser les initiatives existantes et à favoriser le dialogue et l’échange entre l’ensemble des sphères économiques, de la société civile et des autorités publiques - autant de compétences qu’incarne l’ingénierie culturelle. Son expertise systémique, sa capacité à mobiliser des méthodes et des outils intégrés pour privilégier une approche globale et sa vision politique prospective permettent la mise en oeuvre stratégique des écosystèmes.
Sur la base des composantes que nous avons posées précédemment et qui constituent le "gène global" de la culture, la mobilisation de l’ingénierie active une nouvelle signification politique de la culture à même d’influencer et de participer très directement à la réalisation d'un nombre significatif d’ODD :
- l’objectif 3 « Bonne santé et bien-être » - exemple de levier de réalisation culturel : reconnaissance de la personne humaine ;
- l’objectif 4 « Education de qualité » - exemple de levier de réalisation culturel : développement de la société de la connaissance ;
- l’objectif 5 « Egalité entre les sexes » - exemple de levier de réalisation culturel : mobilisation de l‘intelligence collective ;
- L’objectif 8 « Travail décent et croissance économique » - exemple de levier de réalisation culturel : cadre éthique du développement socioéconomique ;
- l’objectif 9 « Industrie, Innovation et Infrastructures » - exemple de levier de réalisation culturel : mobilisation de la créativité ;
- l’objectif 10 « Inégalités réduites » - exemple de levier de réalisation culturel : émancipation ;
- l’objectif 11 « Villes et communautés durables » - exemple de levier de réalisation culturel : collaborations écosystémiques ;
- l’objectif 16 « Paix, Justice et Institutions efficaces » - exemple de levier de réalisation culturel : respect des droits humains, en particulier des droits culturels ;
- l’objectif 17 « Partenariats pour la réalisation des objectifs » - exemple de levier de réalisation culturel : coordination sur la base de normes sociales partagées.
En complément de la réponse à ces objectifs directement reliés à une dimension humaine, la culture peut aussi être un levier d’implication collective massive et porteuse de sens. En participant à la prise de conscience, en générant une information approfondie, en co-construisant des réponses qualifiées et en stimulant l’engagement, l’ingénierie culturelle pourra ainsi accompagner la bonne réalisation des objectifs restants, relatifs à la pauvreté, la faim, l’eau, l’énergie, aux changement climatiques, la vie aquatique et à la vie terrestre.
Nous rejoignons la vision du Rapport Mondial 2018 de l’Unesco dont l'objectif numéro 3 est « d'inclure la culture dans les cadres de développement durable et reconnaître la complémentarité des aspects économiques et culturels du développement durable » . Pourtant, selon le rapport, « si la reconnaissance du rôle de la créativité dans les Objectifs de Développement Durable (ODD) à l’horizon 2030 semble en cours [sur les 111 pays qui appliquent actuellement des plans nationaux de développement 86% font référence à la culture], certains considèrent principalement la culture de façon instrumentale, comme moteur de réalisations économiques et sociales. Et seuls 40% des plans nationaux de développement présentent des objectifs ou des actions spécifiques aux objectifs de la Convention Unesco de 2005 », dont relève en particulier le référentiel des droits culturels.
Avoir recours à l'approche systémique et globale de l‘ingénierie culturelle permet une meilleure compréhension des enjeux et des processus, pour faire émerger un nouveau modèle de développement et de coopération intersectorielle et internationale.