Soft Power, diplomatie d’influence et coopération durable
- 1. Le concept de Soft Power
- 2. Les ressorts de la diplomatie d’influence
- 3. Vers une coopération durable
Originaire de Grande-Bretagne et des Etats-Unis, le concept de soft power qualifie une nouvelle forme de pouvoir de persuasion dans la vie politique internationale contemporaine. Il s’agit de la capacité d'un acteur politique (État, entreprise multinationale, ONG, institution internationale, réseau) d'influencer indirectement un autre acteur à travers des moyens non coercitifs, dont la culture fait partie (aux-cotés de moyens structurels ou idéologiques).
L’étude de 2018 « The Soft Power 30 » constitue un cadre (et un classement) actualisé des perspectives et initiatives en cours dans le monde. « Nous cherchons à ramener la discussion sur le soft power à ses racines conceptuelles et à sa définition comme une approche critique de politique étrangère utilisée pour aligner les valeurs, les normes, les objectifs et, en fin de compte, les comportements par l'attraction et la persuasion. La capacité de faire exactement cela en cette période d'incertitude géopolitique sera cruciale pour les pays qui sont déterminés à façonner l'avenir des affaires mondiales. »
Le soft power a donc pour vocation "d’alignement" entre les nations et use de "l'attraction" et de la "persuasion", pour "façonner l’avenir" du monde… Nous sommes dans une vision "top-down" à l’échelle du globe, légitimant des dominants et des dominés de la compétition internationale au sein du marché mondial.
Il est ainsi aisé de comprendre pourquoi des agences internationales d’expertise culturelle (essentiellement anglo-saxonnes et opérant dans les domaines du patrimoine et des musées) ont fait du soft power leur guide, afin de promouvoir l’export de produits, de biens et d'infrastructures culturels. Sous couvert de belles intentions et de quelques opérations de communication et de médiation, il s’agit en fait d’appliquer aux objets culturels méthodes et processus du néo-liberalisme économique, dans des "échanges unilatéraux". Le concept de soft power ne s’inscrit en aucun cas dans une logique globale d’intérêt général, ni de reconnaissance des droits culturels ou d’engagement en faveur d’une société de la connaissance émancipatrice.
La France ayant la singularité d’avoir inscrit les droits culturels dans deux lois (NOTRe et LCAP ), qu’en est-il de la diplomatie d’influence portée par le Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères ?
Le MEAE représente le second réseau diplomatique au monde (après les Etats-Unis), avec 162 ambassades et 91 consulats généraux et consulats, qui sont au service des relations bilatérales de la France. Aux-cotés de la diplomatie politique et de la diplomatie économique, la diplomatie d’influence, via les services de coopération et d’action culturelle, a pour mission de promouvoir la culture française et la francophonie, de contribuer au développement et de favoriser les coopérations culturelles, scientifiques, techniques et universitaires. Outre ses missions traditionnelles, le réseau culturel français à l‘étranger a développé son champ d’action pour répondre à de nouveaux impératifs, tels que le débat d’idées, la promotion des études en France, les migrations internationales ou le numérique. Il intègre aussi des missions liées à l’élargissement du périmètre d’intervention du ministère dont la promotion du tourisme, et l'attractivité des territoires.
Pont entre diplomatie économique et diplomatie d’influence, la politique de développement de la France s’inscrit dans le cadre international du nouvel Agenda 2030 qui associe lutte contre la pauvreté et développement durable dans ses trois composantes : économique, sociale et environnementale. Elle s’est en particulier engagée en faveur de la redéfinition d’un cadre mondial pour le développement durable avec l’adoption des 17 Objectifs de Développement Durable vus précédemment.
Dans cette perspective, le Comité interministériel de la Coopération international et du développement du 30 novembre 2016 a pris la décision de « faire de la culture un vecteur de la réalisation des ODD. La France défend le rôle transversal de la culture dans la réalisation des ODD et continuera de la placer au coeur de sa politique de développement, en faveur notamment de la cohésion sociale et de la construction d’un Etat de droit. Reconnaissant le caractère stratégique des filières culturelles et créatives pour le développement durable, le gouvernement s’engage dans l’appui technique et juridique visant à la mise en place de cadres réglementaires et de structures adaptées à une gestion efficace des droits d’auteur dans les pays en développement pour permettre une juste rémunération des artistes et le financement de la création à travers un soutien aux jeunes artistes. Protéger l’innovation et la création renforce les industries, notamment culturelles et créatives, et encourage la croissance économique et le développement. Ainsi, l’AFD étudiera la possibilité de développer une offre de financement pour soutenir les industries culturelles et créatives dans les pays en développement, notamment en Afrique ».
Reconnaître le "rôle transversal de la culture" et la légitimer "en faveur de la cohésion sociale et de l’Etat de droit", rejoint les enjeux d’ingénierie culturelle que nous avons posés et donne des perspectives encourageantes pour que la culture soit effectivement le "vecteur de la réalisation des ODD" (au moins directement pour neuf d’entre eux, comme nous l'avons démontré). En revanche, le cadre est vite réduit aux questions de "droits d’auteurs", au soutien à la "création" et à celui plus globalement des "industries culturelles et créatives", éléments certes importants des écosystèmes créatifs, mais non-exclusifs.
En janvier 2018, l’AFD a ainsi publié son « Etude stratégique sur le secteur des industries culturelles et créatives » , approche disciplinaire qui concerne les arts visuels, la photographie, l’architecture, le tourisme culturel, les jeux vidéos, l'édition (livres, journaux et magazines) et la production de contenu créatif pour l’industrie numérique, en précisant que « le soutien de l’AFD à un ou plusieurs secteurs des ICC doit impérativement participer à la constitution d’une trajectoire de développement durable pour le pays ». Une déclaration d’intention relativement sibylline, tant elle ne donne pas d’outils d’appréciation (et d’évaluation), hormis des données chiffrées en terme de potentiel de croissance à l’export et quant à l'accélération des usages des ICC. Sous une forme plus responsable, la tentation est donc grande de revenir aux fondamentaux de soutien à la production et à la diffusion de biens et produits culturels, selon les canons de dispositifs existants.
En terme budgétaire, l'intégration de la culture dans le portefeuille de l’AFD s’effectue à financement constant. Celle-ci a donc identifié les co-financements mobilisables, via les bailleurs de fonds internationaux et les acteurs institutionnels se positionnant progressivement sur le secteur créatif. Si peu d’entre eux ont fait des ICC un secteur d’intervention prioritaire, en dehors de l'UNESCO et de l’OIF , l’Union Européenne, les institutions des Nations Unies, la Banque mondiale, et certains organismes nationaux pour le développement, font néanmoins partie des organisations multilatérales mobilisables.
Pour les acteurs internationaux, les patrimoines urbain et naturel sont les secteurs les plus aidés, souvent liés aux opportunités de tourisme culturel. Les secteurs moins bénéficiaires d’aides internationales sont le spectacle vivant, la musique et le cinéma (malgré de nombreux projets proposés) ainsi que la presse et l’édition. Les droits d’auteur font l’objet de peu de propositions.
En parallèle de cet état des lieux, il appartient également à l’AFD de construire cette nouvelle compétence culturelle à l'international, en particulier en subsidiarité avec le dispositif de coopération culturelle et la sous-direction des affaires européennes et internationales du Ministère de la culture. Elle pourra aussi sans doute s’appuyer sur Expertise France, l'agence française de coopération technique internationale, axée sur le transfert de savoir-faire par des méthodes de travail, des normes juridiques et techniques, dont le périmètre devrait s’élargir en conséquence.
Pourtant, en dehors de l'outil d’analyse et de méthodologie proposé par le rapport très complet de Jean MUSITELLI et Esther de MOUSTIER sur l’exportation du savoir-faire patrimonial , il existe peu de ressources disponibles pour penser et construire cette nouvelle stratégie d’influence de la France. Néanmoins, la Proposition numéro 3 du rapport qui consiste à « assurer la cohésion de l’écosystème interministériel afin que la politique de valorisation du savoir-faire (patrimonial) français impulsée par le Ministère de la culture, soit partagée et soutenue par les autres ministères à raison de leur compétence propre, notamment par le Ministère des affaires étrangères » - auquel nous ajouterons celui de la transition écologique et solidaire et celui de l‘économie et des finances sur son axe de développement - semble un pré-requis indispensable à toute action de coopération globalisée.
Quel que soit le choix d’organisation qui présidera à cette nouvelle perspective de la diplomatie, il importe dès à présent de positionner l‘ingénierie culturelle française comme garant de l’engagement idéologique et politique en faveur d'un développement humain durable - de manière tangible et au-delà des simples déclarations d’intention - à l’échelle internationale.
En tant qu'expertise systémique, l’ingénierie culturelle permet d’appréhender les enjeux culturels et créatifs des différents territoires dans leur complexité, de les structurer et d’y répondre à la fois en termes politiques, stratégiques, fonctionnels et techniques. Elle mobilise des méthodes et des outils intégrés pour privilégier une approche globale, qui fait défaut dans les dispositifs en cours, trop schématisés et conçus en silos. Elle facilite aussi le développement d'une vision prospective de la culture au sein des pays tiers, nécessaire à l’innovation et à la transformation des institutions et organisations locales.
L’ingénierie culturelle est en mesure de porter une réflexion partagée sur l’évolution des concepts et des pratiques de la filière sur les territoires. Elle peut participer à la reconnaissance et à la diffusion des apports innovants en matière d’idées et de méthodes, constituer une banque de ressources prospectives, progressivement développée et capitalisant les pratiques et processus significatifs sur ses différents territoires d’exploration, dans une démarche proactive.
En favorisant la confiance des écosystèmes au sein des territoires comme vers l’extérieur, en privilégiant des approches transversales et en stimulant les interactions de long terme entre les parties prenantes, elle est un levier de développement en faveur d’une coopération durable.