Méthodes et outils de l’expertise française

Telle que nous l’avons définie, l’ingénierie culturelle permet de comprendre, maîtriser et mettre en cohérence la conception, les fonctionnements et les processus à l'oeuvre autour des formes et des objets culturels, dont la complexité ne permet pas un pilotage simple. La logique de l‘ingénierie culturelle veillera ainsi à relier systématiquement toutes les méthodes et les outils de transfert et d’accompagnement proposés à l’international, afin de rester en cohérence avec les objectifs éthiques et de gouvernance qu’elle incarne.
Les balises de liberté, de dignité, de capabilité et de responsabilité des personnes, selon le référentiel des droits culturels, serviront ainsi d’architecture pour concevoir ces méthodes et outils à vocation structurelle, en faveur d'un développement humain durable.
La première étape pour tout transfert d’ingénierie culturelle, devra s’appuyer sur des diagnostiques partagés, afin de comprendre les réalités locales (modèle politique, contexte socio-économique, cadre légal, en particuliers) et de définir les enjeux et les objectifs du transfert d’expertise selon des logiques participatives et co-construites.
Cela sous-entend que la France aura assimilé le concept, construit des propositions d’intervention et rendu visible la mobilisation de son ingénierie culturelle singulière à l’international. Pour cela, certaines propositions du rapport sur La Valorisation du savoir-faire patrimonial français à l’international peuvent servir d’inspiration et être étendues à l’ingénierie culturelle :
      • Conforter le rôle du ministère de la culture de pilote de la politique de valorisation internationale de l‘ingénierie culturelle française, notamment en démobilisant ses services centraux sur cet enjeu afin que le réflexe international irrigue désormais l’ensemble d’entre eux et en se dotant des outils de pilotage adéquats ; Dans cette perspective un travail de fond sur le long terme est indispensable avec le MEAE et le ministère de l’économie, qui constituent des partenaires stratégiques. Il importe également que le MCC et les collectivités territoriales, « pourvoyeurs d’expertise et de ressources, (…) appelées à être les vecteurs majeurs de la projection du savoir-faire français à l‘étranger », travaillent en lien étroit sur ce sujet.
      • Structurer, au niveau institutionnel comme au niveau opérationnel, les relations entre le MCC et les professionnels du secteur privé, qui sont disposés à adosser leurs propres compétences à l’expertise publique;
      • Structurer une offre française intégrée, en élaborant une cartographie générale de l’ingénierie culturelle et de l’ensemble des savoir-faire métiers (patrimonial, audiovisuel, arts-visuels, édition, administratifs, techniques…) qu’elle pourra mobiliser à l'international, en procédant à un triple recensement : >de l’expertise en ingénierie culturelle et de savoir-faire, au sein des institutions publiques, comme des opérateurs privés, > des compétences administratives nécessaires à une politique d’exportation efficiente, > des prestations que ces différents acteurs peuvent offrir ; Ce colossal travail de collectage, fait partie intégrante des attributs que l‘ingénierie culturelle peut porter, dans sa capacité à identifier et relier les parties prenantes de l’écosystème et veiller à sa cohérence.
      • Mobiliser les acteurs et les ressources, en permettant aux organisations d’affecter une partie de leurs ressources humaines à des prestations d’expertise internationale et en organisant, par l‘ingénierie culturelle, la mise en commun d’une pluralité de compétences mobilisables ;
      • Mettre en place un mécanisme systématique de veille et de ressource internationales sur les champs culturels et créatifs dans le monde, doublé d’une plateforme d’analyse des bonnes pratiques en terme de transfert de l'ingénierie culturelle française ;
      • Elaborer une programme d’évaluation continue des opérations de transfert ;
      • Construire des partenariats publics - privés et des consortiums internationaux, afin de promouvoir la démarche engagée et répondre aux appels d’offres ;
      • Se mettre en état de répondre efficacement aux appels d’offres, notamment en participant à la définition des besoins des partenaires, en repensant les cadres des appels d’offres et leur rédaction, par une concertation efficace avec les bailleurs de fonds et les instances internationales ;
      • Créer un portail multilingues de l’offre d'ingénierie culturelle française qui expliquera l’approche globale des écosystèmes, identifiera et référencera les pôles d’excellence mobilisables et constituera l’outil privilégié de projection de l‘ingénierie culturelle à l’étranger, s’appuyant notamment sur le réseau diplomatique.
Nous pouvons également souhaiter d'améliorer la coopération entre les différents opérateurs institutionnels de l’export : Institut Français, Business France, IFCIC, Unifrance, France Médias Monde, CFI, AFD, Expertise France, RMN, Louvre Conseil, Archives Nationales… voire de la formaliser dans un partenariat axé sur le transfert de l’ingénierie culturelle française. En revanche, la création d’une agence, sur le modèle proposé pour France Patrimoine par Jean MUSITELLI et Esther de MOUSTIER , ne semble par pertinente en la matière. L’ingénierie culturelle relevant de cette combinaison complexe d'immatériels (contenus, valeurs, savoir-faire, droits…) au sein de contextes et d'organisations variés, et impliquant une gestion des interactions entre ses composantes, les trois principaux ministère impliqués dans la démarche internationale (culture, affaires étrangères et économie) devront surtout veiller à la mise en place d’une concertation permanente avec l‘ensemble des parties prenantes référencées.
Il ne nous appartient pas aujourd’hui de faire une liste exhaustive des opérations de transfert et des actions d’accompagnement que l‘ingénierie culturelle pourra déployer sur les territoires partenaires, mais certains éléments peuvent être mis en lumière, comme des leviers d’efficacité de l’expertise et de durabilité de la coopération internationales.
  1. Le conseil en politiques publiques
Ce savoir-faire relève de la gouvernance et de la stratégie des politiques culturelles. Il est  donc essentiel pour formaliser l’engagement en faveur d’une vision éthique et durable de la filière culturelle et créative du pays. Il intègre les enjeux administratifs et légaux, ainsi que ceux de structuration et de financements des écosystèmes. Des dispositifs comme les "Séminaires Malraux"  s’inscrivent dans ce cadre.
  1. L’éducation et la formation
L’ingénierie culturelle se doit d’incarner une société de la connaissance, humaniste et émancipatrice, dont l’éducation et la formation sont des piliers de développement des « capabilités »  des personnes. Le numérique permet en outre de simplifier les échanges, et voit de nouveaux supports se mettre en place, dont les MOOC  et les webinars. Les programmes d’attractivité "Focus" et "Lab Citoyen"  pilotés par l’Institut Français sont des outils de partage de la connaissance en faveur de « celles et ceux qui jouent, aujourd’hui et demain, un rôle moteur dans la vie sociale et culturelle de leurs pays ». Il s'agit bien d’investir sur l’avenir. > c. Opérations de mentorat à long terme Quel qu’en soit le sujet, de la politique publique jusqu’à des questions techniques, le mentorat  permet de construire des relations équilibrées et adaptées au besoin du mentoré. Il évite les écueils que pourraient avoir des processus standardisés d’accompagnement et peut s’inscrire sur du long terme. Le programme "Talent de leader"  que nous avons évoqué est un exemple probant. > d. Le soutien à la création de réseaux Comme nous l’avons vu, favoriser les coopérations internes aux territoires est un vecteur de leur développement. Les réseaux, qu’ils soient formels ou informels, permettent en effet de dépasser les logiques individuels pour construire ensemble et structurer le champ qu’ils constituent. Base à partir de laquelle peuvent être envisagés des changements d’échelle : au niveau national voire international, ainsi que trans-disciplinaire ou trans-sectoriel (quand les organisations culturelles dépassent leurs limites "naturelles" pour rayonner dans d’autres champs ou secteurs). La France étant particulièrement bien dotée en la matière, il est aisé de procéder à des transferts en vue de fédérer les acteurs ou les réseaux d’acteurs. > e. Des plateformes d'appui à la structuration et à l’innovation La création sur les territoires de "plateformes de compétences" développées sur les modèles de l’ESS (entre pôles de compétences, bureaux de production et PTCE), ayant vocation à accompagner la structuration (statutaire, administrative, comptable et financière, en gestion des talents…) des organisations culturelles, peut être porté par l’ingénierie culturelle. Il s'agit de créer un écosystème favorable pour le partage des savoirs, la coopération et le développement de l’innovation. Le récent incubateur de stratups Digital Africa, porté par l'AFD  a ainsi pour vocation de fédérer les partenaires, bailleurs et financiers, les associations et les entreprises privées, pour co-construire des solutions. > f. Les partenariats entre organisations S’appuyer sur les grands phares de la culture en France (grands équipements, festivals, foires, organisations majeures…) permet de faciliter les repérages et potentielles identifications des opérateurs du pays. Le Louvre Abu Dhabi est ainsi un exemple de ce que l‘ingénierie culturelle française peut construire à l’international. Cependant, des entités moins visibles peuvent avoir développé des compétences de pointe dans leur domaine, et surtout être en capacité d’intégrer le volet international dans leur stratégie, pour privilégier des partenariats au long court. Il appartient à l‘ingénierie culturelle de savoir identifier ces acteurs et de favoriser des partenariats fructueux, dans la logique d’interculturation évoquée précédemment. L’opération Digital Lab  mise en place entre les Etats-Unis et la France, est un modèle d’amorçage pouvant être étendu. > g. Les grands travaux L’exportation de grands travaux fait partie du génie français. Même s’ils restent exceptionnels, il peut s'agir "d’outils" mobilisables par l‘ingénierie culturelle, afin de répondre à des objectifs de développement d’un pays, d’autant qu’ils exigent des compétences de plus en plus diverses, depuis les métiers d’art jusqu’aux technologies les plus avancées des matériaux et du numérique. Les grands travaux culturels permettent à l’ensemble de la palette de l’ingénierie culturelle de s’exprimer ; elle restera vigilante sur les conditions politiques, stratégiques et humaines dans lesquelles ceux-ci prennent place. > h. Les méga-expositions Dans un logique proche de celle des grands travaux, la diffusion de méga-expositions en capacité de "toucher"  un nombre très important de personnes dans le monde, peut être un levier à la fois de sensibilisation et d’éducation porté par l‘ingénierie culturelle. Toutefois, les conditions de leur production et les contenus devront être à la hauteur des ambitions partagées avec les parties prenantes et permettre de créer des "valeurs communes"   en évitant les approches standardisés. >  i. Les festivals et évènements Les évènements et festivals culturels jouent des rôles de catalyseurs indéniables pour les  organisations périphériques (soutien à la mise en réseau) et les personnes. L’ingénierie culturelle pourra alors accompagner la création ou le transfert d’évènements français au sein d’un pays partenaire, lorsque ceux-ci présentent des engagements tangibles : sur des champs esthétiques novateurs ou ayant des vocations trans-disciplinaires et/ou trans-sectorielles  (en particulier en lien avec le développement durable), faisant oeuvre de pédagogie. Il ne s’agit pas de promouvoir des supports ou contenus commerciaux mais bien d’utiliser l’évènement pour créer les conditions d’expression de libertés afin de « faire humanité ensemble » . Considérés séparément, ces outils opérationnels de transfert d'expertise culturelle ont chacun une fonction et une valeur qui « peuvent contribuer à forger un nouvel avenir pour de nombreux pays dans le monde » .  Néanmoins, nous rappelons que ces éléments ne sont pas des fins en eux-mêmes mais des illustrations. Car c’est bien dans la vision systémique de la culture et dans l’assemblage global de ces composantes multiples que prend force et sens l’ingénierie culturelle, qui garantira des coopérations et des partenariats riches et durables dans le temps. Il importe donc de sortir de la simple logique d’exportation de biens et contenus culturels éphémères (qui relève de saupoudrages financiers souvent coûteux et finalement peu efficaces) et de promotion de nos opérateurs et entreprises industrielles (dont la création de valeur consécutive n’a que peu à voir avec l‘intérêt général), pour co-construire des propositions équitables ayant vocation d’émancipation de l’humanité. En révisant ses modes d’interventions et en engageant la dynamique nécessaire au changement à l’échelle internationale, la France perdrait ses oripeaux de puissance colonisatrice, pour devenir non plus un opérateur de sa propre influence mais un acteur central et avéré du développement humain durable.